Auteure/Auteur:
Anne-Marie Dubler
Traduction:
Pierre-G. Martin
Par redevances féodales on entend toutes les charges, taxes, impôts et services, institués avant l'époque de la Révolution française et dus à un seigneur par ses dépendants (sujets, tenanciers, serfs), en vertu de liens personnels. L'adjectif "féodal" (Féodalisme) fait penser qu'il s'agit des redevances dérivant du droit des fiefs. Mais les révolutionnaires qualifièrent de féodal tout ce qui était lié à l'ordre antérieur. Sous la République helvétique, on en vint à appeler redevances féodales (all. Feudallasten) toutes les charges prérévolutionnaires, aussi bien celles qui relevaient du droit des fiefs que l'ensemble des anciens droits seigneuriaux liés aux multiples aspects de la seigneurie (domination sur les personnes, sur les serfs, seigneurie justicière, ecclésiastique ou seigneurie foncière).
Le concept forgé par les révolutionnaires impliquait une idée d'illégitimité. Le marxisme-léninisme y ajouta celle d'exploitation: les redevances féodales servaient à exploiter les paysans. Cette interprétation idéologique ne manqua pas d'influencer au XXe s. l'image prédominante du Moyen Age et de l'Ancien Régime (le dictionnaire Brockhaus parle ainsi en 1908 de redevances "opprimant" les paysans).
Origine et évolution
Auteure/Auteur:
Anne-Marie Dubler
Traduction:
Pierre-G. Martin
A l'origine, les redevances féodales n'avaient pas le sens qu'elles ont pris dans les interprétations tardives. Apparues peu à peu à partir du haut Moyen Age, ces charges, taxes, impôts et services étaient la contrepartie offerte par des dépendants (libres ou serfs) en échange d'une prestation fournie par un supérieur, un puissant, un possédant - par un seigneur laïque ou ecclésiastique. La prestation pouvait être une chose, par exemple un domaine mis à la disposition d'un paysan qui, en échange, versait un cens, ou bien une institution de droit public (cour de justice) ou encore la protection personnelle que le noble assurait à ses dépendants ou aux marchands itinérants, contre paiement de la taxe de bailliage ou du conduit. La relation fondée sur des prestations réciproques entre un seigneur et ses dépendants caractérisait la société d'ordres. Très diverses, les redevances féodales dataient pour la plupart d'avant le XVe s.; elles se payaient en nature, en travail (Corvées) ou, pour une minorité de création tardive, en argent. D'un point de vue économique, celles qui touchaient l'agriculture constituaient le soutien matériel et le principal revenu des seigneurs laïques et ecclésiastiques au Moyen Age.
La dîme du cochon. Miniature d'un terrier de Rheinfelden, vers 1415 (Haus-, Hof- und Staatsarchiv Wien, Hs. B 132, fol. 14v).
La majorité des redevances se rattachait à la seigneurie foncière et justicière. Les corvées et les cens en nature (produits du sol) reflétaient une organisation archaïque du travail. Avec l'économie monétaire apparurent les taxes en argent (souvent issues de la conversion d'anciennes charges en nature). A côté des cens perçus sur les tenures, les corvées renvoient au fait que les paysans devaient cultiver autrefois la réserve de leur seigneur (Réserve seigneuriale). Celui-ci pouvait exiger des taxes pour le pâturage dans les forêts, en tant que propriétaire originel (Glandage) et pour les exploitations soumises à concession (Banalités). Le seigneur justicier recevait en rétribution le produit des amendes; il percevait des taxes et recourait aux corvées pour l'entretien de ses bâtiments. Comme il garantissait l'ordre public et la sécurité, par exemple en poursuivant les criminels et en surveillant les voies de communication par terre et par eau, il avait droit à la fortune confisquée des condamnés et aux taxes sur le trafic (péages, conduit).
Les redevances sur les personnes (taxes de bailliage, dues aussi au bailli impérial, et d'avouerie) étaient un dédommagement versé au seigneur chargé d'assurer la protection personnelle. Le servage était à l'origine de redevances qui furent plus tard vivement critiquées, comme le droit de mainmorte, la capitation, le droit de détraction et les taxes perçues en cas de formariage. Mais à l'origine, le maître revendiquait davantage, car il prétendait disposer entièrement de ses serfs, corps et biens. La dîme ecclésiastique, due en contrepartie de services pastoraux et plus tard aussi sociaux et scolaires, était l'un des impôts les plus rémunérateurs avant 1800. Bien qu'elle ne fît pas partie des redevances féodales à proprement parler, la dîme fut au cœur de la lutte des paysans pour leur abolition.
Si les redevances féodales furent combattues à la fin du XVIIIe s. comme "illégitimes", c'est surtout qu'elles avaient perdu au cours des siècles leur caractère originel de contrepartie justifiée d'une prestation seigneuriale. Elles étaient pour la plupart "perpétuelles" et invariables. Le montant des cens, par exemple, était resté identique de siècle en siècle; leur valeur effective, convertie en capital, se situait généralement, dès le XVIIe s., nettement en-dessous de la moitié de la valeur vénale des parcelles. Le tenancier avait ainsi accédé à un statut de propriétaire, le seigneur n'était plus qu'un rentier. La diversité des droits posait aux seigneurs des problèmes administratifs. Pour les résoudre, ils avaient cherché à remplacer les redevances en nature par des taxes en argent, plus faciles à gérer, mais exposées à la dévaluation monétaire. Vu la forte mobilité des populations au bas Moyen Age, les droits frappant les personnes, en particulier les serfs, avaient été transformés en charges foncières sur les tenures paysannes.
L'origine sociale des détenteurs de droits avait aussi changé. Au Moyen Age, les seigneuries, les terres et les redevances appartenaient à la noblesse ou aux institutions ecclésiastiques qu'elle avait fondées ou dotées. Dès le XIVe s., elles passèrent de plus en plus aux mains de villes et de bourgeois qui, enrichis, les achetaient à des nobles en quête d'argent frais. En même temps, villes et bourgeois se mirent à acquérir des droits de patronage, donc des dîmes, avant même que les autorités des cantons protestants ne s'emparent des droits des seigneuries ecclésiastiques (Sécularisation des biens du clergé). On négociait déjà librement sur le marché des seigneuries (alleux ou fiefs) ou des institutions privées et publiques; bientôt on put hypothéquer, mettre en gage, partager, léguer ou vendre des charges foncières, à l'instar de lettres de rentes, parfois détachées de tout lien avec le sol. Dans ce processus de commercialisation, les redevances féodales perdirent leur fonction originelle.
A la fin du XVIIIe s., les redevances féodales qui subsistaient encore pouvaient être irritantes (surtout les corvées), mais elles ne constituaient plus un lourd fardeau, car la valeur réelle des cens en argent, dont le montant nominal n'avait pas varié depuis le Moyen Age, avait généralement diminué. Les dettes hypothécaires, contractées notamment pour dédommager les cohéritiers, entraînaient des charges bien plus lourdes pour la paysannerie. Seule la dîme, payée en nature, avait gardé le même taux. Cette taxe de 10% sur les produits du sol, unique impôt régulier de l'Ancien Régime, reposait presque exclusivement sur la population des campagnes.
Rachats antérieurs à la révolution helvétique
Auteure/Auteur:
Anne-Marie Dubler
Traduction:
Pierre-G. Martin
Au bas Moyen Age déjà, on observe des cas de rachat des redevances féodales. Le phénomène est particulièrement précoce dans les Préalpes: en 1395, les Glaronais convinrent avec l'abbaye de Säckingen de convertir les droits de mainmorte, dîmes et cens fonciers dus à celle-ci en un cens en argent. A partir des années 1440, des paysans des terres à blé du Plateau refusèrent de s'acquitter de charges (dîmes, corvées, ohmgeld, lods) dont ils voulaient s'affranchir, au moins en partie. Les effets de ce mouvement restèrent limités, car les seigneurs laïques et ecclésiastiques reçurent le soutien des autorités souveraines. Lors des troubles de 1525, les paysans, enhardis par la Réforme, revendiquèrent non plus le rachat de redevances, mais leur abolition, en particulier celles des dîmes, des corvées et des charges liées au servage (institution dont ils demandaient d'ailleurs la suppression). Seigneurs et autorités rejetèrent la plupart de ces exigences, en se fondant sur les droits reconnus, mais une évolution se dessina. Bâle et Berne supprimèrent les petites dîmes dans les seigneuries ecclésiastiques sécularisées; Berne autorisa en 1532 la conversion en argent des dîmes du foin et des nascents. Dans quelques communes rurales, le pasteur renonça à la dîme des nascents, les villageois reprenant en échange l'entretien du mâle reproducteur. Lors de la guerre des Paysans de 1653, l'abolition générale des redevances féodales n'était plus à l'ordre du jour. Aux XVIIe et XVIIIe s., on réclamait surtout, dans divers milieux, paysans ou non, et parfois à l'occasion de troubles sociaux, le rachat ou la diminution des droits de mainmorte et des lods, non sans succès. Pour la mainmorte, si Zurich s'en tint à une déclaration d'intention en 1768, Berne en autorisa le rachat en Haute-Argovie en 1792 et le prince-abbé de Saint-Gall dans ses Etats en 1795-1796.
Tentatives de rachat sous la République helvétique
Auteure/Auteur:
Anne-Marie Dubler
Traduction:
Pierre-G. Martin
Le gouvernement républicain partait de l'idée, issue du droit naturel, comme plus tard les libéraux, que la propriété devait être débarrassée des charges traditionnelles, considérées comme "féodales", c'est-à-dire comme imposées de manière illégitime par des seigneurs tyranniques. Le 4 mai 1798, un arrêté provisoire abolit les redevances féodales "pesant sur les personnes", dont cependant la définition et l'origine n'étaient pas claires. Sans se soucier de ces points, la population espérait, comme à l'époque de la Réforme, que l'abolition porterait en particulier sur les dîmes, les cens fonciers et les péages.
Mais la loi du 10 novembre 1798 n'abolit sans indemnité que les redevances de peu de valeur, soit les petites dîmes et novales (art. 1-2), lods, mainmorte et taxes sur les grains (art. 22bis). Les taxes importantes, en particulier les grosses dîmes, devaient être rachetées. La question des péages ne fut pas abordée.
Le rachat obligatoire faisait l'objet d'un règlement compliqué. L'Etat prélevait auprès des assujettis 2% de la valeur du terrain et s'engageait à dédommager les anciens bénéficiaires en leur versant quinze fois le revenu moyen des années 1775-1788 pour les dîmes et quinze fois la valeur des cens en nature ou vingt fois celle des cens en argent. En 1801 déjà, la République porta l'indemnité, en cas de rachat volontaire, à vingt fois le rendement moyen. Sans argent, car elle ne parvenait à encaisser ni rachat ni impôts, elle finit par rétablir les redevances féodales, ce qui provoqua dans le canton du Léman le soulèvement des Bourla-Papey en 1802.
L'œuvre des cantons
Auteure/Auteur:
Anne-Marie Dubler
Traduction:
Pierre-G. Martin
Le rachat des redevances féodales, que la République helvétique n'avait pu concrétiser, devint après 1803 une tâche des cantons qui, tous, le lièrent à l'introduction d'un impôt. Il fallait en effet remplacer les dîmes, dont dépendaient les cultes, l'assistance et l'instruction publique, qu'elles eussent été en majorité propriété de l'Etat (cantons protestants) ou d'institutions ecclésiastiques (cantons catholiques; 90% des dîmes à Lucerne par exemple).
Le rythme des opérations différa selon les régions. Il fut rapide dans les cantons latins qui optèrent pour des rachats obligatoires et avantageux (dans le canton de Vaud par exemple, l'indemnité équivalait à cinq fois seulement le revenu annuel). Dans l'ancien évêché de Bâle (Jura bernois dès 1815), les redevances féodales avaient déjà été abolies sans indemnité sous le régime français. Mais dans la plupart des cantons, la procédure, sur une base volontaire, dura des décennies. Dans les régions céréalières, les gros et moyens paysans rachetèrent avant 1815 la majorité des dîmes, qui empêchaient l'introduction de nouvelles techniques, soit au comptant (la bonne conjoncture les avait enrichis), soit en souscrivant des emprunts hypothécaires. En revanche, les cens subsistèrent. Ensuite, mauvaises récoltes et crises ralentirent le processus de rachat. Pour le relancer, les gouvernements libéraux de Thurgovie, Soleure, Fribourg, Berne et Neuchâtel le déclarèrent obligatoire et fixèrent des conditions plus avantageuses. Les radicaux bernois allèrent jusqu'à diviser par deux le prix de rachat en 1846.
Après 1850, les progrès enregistrés dans le rachat des dîmes (achevé par exemple à 97% en Thurgovie vers 1862) firent que cette charge ne gêna plus guère la modernisation de l'agriculture (passage à l'exploitation individuelle orientée vers le marché). Les cantons s'attachèrent à la liquidation des redevances féodales subsistantes (surtout des cens fonciers). Lucerne, Zurich et la Thurgovie ordonnèrent entre 1861 et 1865 leur rachat définitif à bas taux. Mais les ultimes survivances ne disparurent qu'avec le Registre foncier fédéral, émanation du Code civil suisse de 1912 qui n'admet que les charges en corrélation avec l'économie du fonds grevé ou se rattachant aux besoins de l'exploitation d'un fonds dominant (art. 782-792).