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Démocratie de concordance

Dans la démocratie de concordance, la prise de décision ne se fonde pas (comme dans la démocratie majoritaire ou "démocratie de concurrence") sur le principe de majorité, mais sur la recherche d'accords à l'amiable et de compromis largement acceptés. Tous les partis importants sont impliqués dans le processus et se voient attribuer des fonctions politiques et des postes à responsabilité dans l'administration, l'armée et la justice, proportionnellement à leur force électorale. En Suisse, un tel système, encore en vigueur aujourd'hui, a commencé à se mettre en place dans les années 1930, une fois surmonté le conflit à fortes composantes idéologiques opposant partis bourgeois et mouvement ouvrier. Vouloir faire remonter les débuts de la concordance à la mise en place des instruments de la démocratie directe (Référendum populaire en 1874, Initiative populaire en 1891) serait une forme d'anachronisme, puisque le terme n'existait pas encore à cette époque.

"Pour un contrôle et un droit d'intervention du peuple: oui au projet soumis à votation le 27 novembre 1938". Affiche réalisée par Noël Fontanet (Museum für Gestaltung Zürich, Plakatsammlung, Zürcher Hochschule der Künste).
"Pour un contrôle et un droit d'intervention du peuple: oui au projet soumis à votation le 27 novembre 1938". Affiche réalisée par Noël Fontanet (Museum für Gestaltung Zürich, Plakatsammlung, Zürcher Hochschule der Künste). […]

La démocratie de concordance représenta une manière de résoudre le problème de la formation d'une majorité, problème posé à beaucoup d'Etats européens dans les années 1920 et 1930 et souvent impossible à régler par un gouvernement de coalition, parce que des raisons partisanes et des considérations tactiques s'y opposaient. Après la grève générale de 1918, le bloc bourgeois, comprenant les radicaux (parti hégémonique durant la seconde moitié du XIXe s.), les conservateurs populaires et plus tard les agrariens, fonctionna comme une coalition anticommuniste et antisocialiste, fondée sur quelques affinités dans le domaine de la politique économique, mais principalement sur des considérations tactiques et sur la lutte contre un ennemi commun. En 1935, les socialistes se rallièrent sans réserve à la défense nationale, ce qui rassura leurs adversaires: la gauche ne considérait plus les partis bourgeois comme des ennemis de classe, mais comme des partenaires dans le combat démocratique. Le rapprochement des camps ennemis se poursuivit en 1936 dans le cadre du mouvement des lignes directrices, qui aboutit à une forte convergence entre socialistes, radicaux et agrariens, surtout dans le domaine de la politique générale, mais aussi dans les questions économiques et sociales. Au sein du camp bourgeois, cette évolution désamorça certaines craintes devant la menace communiste et socialiste, mais provoqua une crise dramatique de la majorité. De plus en plus systématiquement (avant même l'instauration des Pleins pouvoirs en 1939), les décisions du Parlement furent soumises à la clause d'urgence, afin de les soustraire au référendum; malgré cela, la coalition bourgeoise ne parvint pas à freiner l'érosion de sa capacité d'action. A la fin des années 1930, on institua finalement la collaboration entre partis, instrument qui permit d'entendre et d'intégrer les socialistes et les syndicats, puis de surmonter peu à peu les résistances à l'élection d'un conseiller fédéral socialiste. Si, au début, le mouvement des lignes directrices avait eu pour but de remplacer le bloc bourgeois de centre droit par une coalition de centre gauche, la collaboration entre partis lancée en 1938 institutionnalisa progressivement une sorte de gouvernement bénéficiant d'un soutien quasi général, noyau de la démocratie de concordance. Le succès de la votation populaire sur la réforme des finances fédérales (1938), révéla pour la première fois la capacité d'action d'une large coalition de partis et de fédérations. En 1943, le parti socialiste, sorti encore une fois renforcé des élections, entra enfin au Conseil fédéral, comme il le demandait depuis longtemps. En s'assurant en 1959 un second siège dans le collège gouvernemental, il obtint une représentation à peu près proportionnelle à sa force électorale (Formule magique).

Au cours de ce processus contradictoire de rapprochement, la capacité des partis à conclure des alliances devint un atout. La démarche s'amorça à partir du moment où, sous la pression d'une crise politique sévère, les acteurs constatèrent leur propre faiblesse. Puisque ni un bloc bourgeois compact ni une alliance de centre gauche ne pouvaient former de majorités durables, il fallait chercher des solutions au cas par cas dans des coalitions changeantes. Cette tendance fut corroborée non seulement par les structures institutionnelles de la Suisse, telles que le fédéralisme et la démocratie semi-directe, qui pouvaient dresser de grands obstacles contre tout projet majoritaire, mais aussi par la crise des partis porteurs d'une idéologie, comme les partis socialistes, qui dans plusieurs pays européens se transformèrent en partis populaires dans les années 1920 et 1930. La neutralisation idéologique des partis entama durablement leur influence et souvent de manière irréversible. Après la guerre, les grandes fédérations, capables grâce à leurs effectifs de lancer un référendum, furent associées à la prise de décision, puisqu'elles eurent la possibilité, dans la procédure de consultation, de prendre position sur les projets de loi avant qu'ils soient soumis au Parlement; ceci constitue un trait essentiel de la démocratie de concordance suisse, à côté de la volonté de composer le collège gouvernemental proportionnellement à la force des partis. La recherche d'un compromis vise donc à éviter le recours au référendum.

La démocratie de concordance peut être considérée tout à la fois comme la cause et la conséquence de la faiblesse idéologique des partis et de leur capacité réduite de mobilisation. Elle favorise des institutions et des pratiques qui ont souvent été qualifiées d'ententes néocorporatistes; après 1945, on l'a souvent rendue responsable de l'abstentionnisme et d'un certain immobilisme politique. C'est pourquoi des voix se sont élevées pour réclamer son démantèlement. Cependant, en renonçant à fonder l'action publique sur la prépondérance d'un parti majoritaire, on s'est obligé à cultiver durablement un consensus politique, aux racines civiles et religieuses, qui prend en compte les intérêts des minorités. Il n'en reste pas moins que, dans un système nécessitant un large soutien, la seule opposition durable est celle de petits partis non associés au pouvoir. Si les grands partis négligent un problème urgent, celui-ci tend à provoquer la création de mouvements civiques d'opposition, de partis spécialement formés pour l'occasion, voire de courants dissidents au sein des partis gouvernementaux.

Sources et bibliographie

  • A.F. Reber, Der Weg zur Zauberformel, 1979
  • A. Riklin, éd., Manuel système politique de la Suisse, 1, 1983
  • E.P. Rüegg, Regierbarkeit durch Konkordanz?, 1985
  • J.-Ph. Leresche, «Démocratie de concordance et majorités d'idées», in Passé pluriel, 1991, 329-340
  • P. Morandi, Krise und Verständigung, 1995
Liens

Suggestion de citation

Pietro Morandi: "Démocratie de concordance", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 13.04.2016, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/010095/2016-04-13/, consulté le 12.11.2024.