Réduits par l'avènement du chemin de fer à un rôle surtout local dans la seconde moitié du XIXe s., les transports routiers retrouvèrent au milieu du XXe s. leur place prépondérante, pour atteindre en quelques décennies un niveau sans commune mesure avec celui de 1900. La densification et l'accélération du trafic (Transports) fut le résultat à la fois de l'amélioration des routes et de la motorisation des moyens de transport, c'est-à-dire du passage de véhicules mus par la force musculaire à l'automobile ("qui se meut par soi-même"). La motorisation du trafic routier permit une augmentation énorme de la mobilité individuelle. Elle accéléra le développement d'une économie fondée sur la division du travail à l'échelle suprarégionale. Le trafic motorisé modifia non seulement les paysages et la qualité de l'air, les structures industrielles et le commerce extérieur, mais aussi la vie quotidienne et les loisirs d'une partie d'abord minime, puis de plus en plus importante, de la population. Phénomène de masse, il est considéré au début du XXIe s. comme l'une des causes du réchauffement climatique. La motorisation touche aussi la construction navale, l'aviation et d'autres domaines, comme les machines agricoles, où elle renforce les avantages de la mécanisation. Nous nous limiterons cependant ici aux transports terrestres.
Aspects techniques et symboliques
La motorisation supposait un véhicule qui, sur le plan économique, ne fût pas trop cher, ni à l'achat ni à l'entretien; qui, sur le plan technique, fût simple d'usage, suffisamment rapide et fiable; qui fût capable de rouler sur les routes existantes, sans les détériorer davantage ni y créer plus de dangers que les autres usagers. Ainsi, les lourdes voitures à vapeur (Machine à vapeur) testées par la poste suisse en 1880 ne furent pas agréées. Les constructeurs Gottlieb Daimler (Stuttgart) et Karl Benz (Mannheim), qui, dès 1886, équipèrent de moteurs à essence des tricycles et des calèches, ouvrirent la voie. Mais les véritables débuts datent de 1895, quand on découvrit à Paris la voiture particulière, de sport et de prestige. Les recettes générées par la vente de ces dernières permirent à l'industrie de développer d'autres types de véhicules à moteur, comme le camion ou le bus. Au début, une voiture particulière coûtait plus cher qu'une calèche et un cheval. Mais sa vitesse et son autonomie compensaient la différence de prix. Il en allait de même pour le car postal face à la diligence, pour le taxi face au fiacre et pour le camion face au char. Mais l'achat d'une automobile ne dépendait pas seulement de critères économiques; il promettait une plus-value symbolique et sociale. Ce véhicule à la mode permettait d'accumuler et d'afficher un "capital socioculturel" (Pierre Bourdieu). L'automobile et la motocyclette furent d'abord réservées aux distractions estivales, au luxe, au jeu et au sport. La reproduction et la régénération de ce capital socioculturel avaient pour cadre un monde particulier dont les clubs automobiles, la presse spécialisée et les associations organisatrices de courses, de rallyes et d'expositions assuraient la cohésion.
L'expansion de la voiture et ses aspects sociaux
Les frais d'achat et d'entretien d'une voiture diminuèrent au cours du XXe s. grâce à la production en série, à la baisse du prix des carburants, à l'amélioration des infrastructures (réseau routier plus dense, chaussées plus solides, multiplication des stations d'essence) et aux progrès techniques (pneus plus durables, moteurs plus solides). Après la Première Guerre mondiale, la voiture devint assez fiable pour que l'on pût se passer des compétences techniques d'un chauffeur. Dans les années 1920, des moteurs plus puissants permirent la généralisation de la carrosserie fermée, auparavant trop lourde; elle rendit les véhicules aptes à la circulation hivernale. Malgré la baisse des coûts, la voiture resta longtemps un privilège de riche. Le prix d'une Ford modèle T correspondait à 4,2 ans de salaire d'un maçon genevois en 1912, celui d'une Citroën comparable à 0,7 an en 1952. A Genève, la part des voitures appartenant à des ouvriers était de 5% en 1912, et de 15% en 1955 (contre 51% des motocyclettes). La voiture privée se répandit d'abord dans les villes, la motocyclette à la campagne. Les femmes prenaient rarement le volant (dans le canton de Zurich, elles ne représentaient que 3,8% des titulaires de permis de conduire en 1925). Leur situation était difficile dans le monde de la technique dominé par les hommes, d'autant plus que l'automobiliste-type était censé incarner des idéaux sportifs et fortement masculins.
La concurrence avec d'autres moyens de transport

Les véhicules à moteur vinrent compléter et parfois remplacer les autres moyens de transport. Ils concurrencèrent d'abord la calèche (dès 1900 env.), puis le char (dès 1910 env.). Mais la traction animale résista encore longtemps, en particulier sur les routes de campagne. L'effectif des chevaux atteignit son maximum en 1946, à la fin de la guerre (qui avait entraîné un recul passager de la motorisation). Dans la première moitié du XXe s., on observe une augmentation du nombre des chevaux utilisés dans l'agriculture qui ne se motorisa guère avant les années 1950. Contrairement à ce qui est généralement admis, la concurrence avec le chemin de fer ne commença que dans les années 1920; dans le domaine du transport des marchandises, elle toucha d'abord les courts trajets et les livraisons d'usine. Les autorités cherchèrent à guider la compétition de manière à ce qu'elle profite à tous (partage du trafic dans les années 1930 et 1940), mais elles ne pouvaient rien contre l'efficacité constamment accrue des transports motorisés (Politique des transports). La bicyclette joua un rôle important pour les débuts de la motorisation, car, à divers égards (aspects techniques, juridiques, associatifs, commerciaux), elle ouvrit la voie à la voiture avant d'être évincée par la moto ou l'auto dans les années 1950. Le moteur électrique resta toujours marginal; il équipa d'une part des chariots de laitier ou de facteur (guidés par un timon) et d'autre part des véhicules légers à la fin du XXe s. (alternative au moteur à explosion). Mais les différents moyens de transport sont aussi complémentaires: nombre d'usagers avaient et ont recours à plusieurs d'entre eux.
La résistance à la motorisation
Les gens qui s'opposèrent à la motorisation étaient principalement motivés par les coûts sociaux liés à la voiture: accidents, poussière, bruit, odeurs. Ils réagissaient aussi aux prétentions d'un véhicule qui, parce qu'il était le plus rapide et le plus lourd, croyait avoir tous les droits. Les usagers traditionnels de la route et les bordiers des voies de transit menèrent des luttes généralement locales, qui cependant inspirèrent la politique officielle dans quelques cantons de montagne soucieux d'éviter une explosion de leur budget routier (les Grisons interdirent le trafic automobile de 1900 à 1925). Pour diverses raisons (responsabilité civile obligatoire et autres améliorations juridiques, importance économique croissante de la branche automobile, multiplication des véhicules à usage collectif comme les bus et les taxis, élimination de la poussière grâce à l'asphalte, introduction d'une taxe sur les automobiles), le mouvement de résistance s'affaiblit dans les années 1920 et la population s'habitua au trafic motorisé.
Sources et bibliographie
- R. Girod, éd., Un aspect de l'évolution du niveau de vie. Le progrès de l'automobilisme selon les milieux de 1900 environ à aujourd'hui. Le cas de Genève, 1956
- C.M. Merki, Der holprige Siegeszug des Automobils 1895-1930, 2002