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Rôles des sexes

Normes de genre

Le concept de rôle des sexes renvoie d'une part aux normes, attentes et valeurs socioculturelles qui sous-tendent les modèles comportementaux, ainsi que les obligations et aptitudes sociales des individus en fonction de leur sexe. Il désigne d'autre part les comportements individuels liés à l'identité de genre féminine ou masculine. Flou, il englobe aussi bien les mécanismes de différenciation et de hiérarchisation des sexes que la problématique de l'adoption des rôles au niveau personnel. Le concept de rôle des sexes fut d'abord étroitement lié, au moment de son apparition et de sa diffusion, à la théorie sociologique des rôles, développée aux Etats-Unis dans les années 1920. Il s'appuya ensuite également sur la notion de genre (gender), apparue en Angleterre et aux Etats-Unis dans les années 1970 et qui évolua fortement par la suite. Fréquente dans le langage courant à cause de son contenu varié et parce qu'elle s'adresse aussi bien aux femmes qu'aux hommes, la notion de rôle des sexes n'est toutefois plus guère utilisée comme outil analytique dans la recherche historique (histoire du genre).

Au sens étroit, le concept de rôle des sexes se focalise sur les attentes normatives à l'encontre des comportements féminins, thématisées dès les années 1960 par le mouvement des femmes. Dans un sens plus large, il se concentre sur l'importance historique de la distinction des genres dans la construction sociale. Le présent article traite donc aussi des relations entre les sexes et des normes de genre dès le Moyen Age et dont témoignent notamment les sources du droit, les règlements corporatifs (corporations) et les jugements de divorce

La femme et l'homme au Moyen Age

Mariage et droit successoral

Les lois barbares et les chartes de l'abbaye de Saint-Gall donnent des indications relativement fiables sur les rôles des sexes durant le haut Moyen Age. Structure caractéristique de cette époque, la famille nucléaire intégrée à la parenté élargie du clan était une entité patrimoniale placée sous l'autorité (mainbour, tutelle) de l'époux et père. Dans la forme la plus courante de mariage, la femme passait de la tutelle de son père à celle de son époux (droit matrimonial), même si l'Eglise exigeait le consentement mutuel. La nécessité d'un tuteur pour les veuves était controversée sur le plan juridique. La femme n'héritait pas de son mari, mais elle recevait en se mariant des terres et des valeurs à titre de douaire. Les femmes mariées disposaient de leurs biens tantôt seules, tantôt avec leur mari. En droit alémanique, les biens étaient soumis soit au régime de la séparation, soit à celui de la communauté, selon leur provenance. Ainsi, lorsque la femme faisait un héritage, il faisait partie de sa fortune personnelle (droit successoral).

En se mariant, une femme ne quittait pas sa famille, mais devenait le maillon d'une famille élargie comprenant les consanguins des lignées masculine et féminine; elle restait donc héritière de ses parents. Selon les règles successorales du haut Moyen Age, les fils avaient la préséance sur les filles. Mais celles-ci pouvaient hériter de biens fonciers.

Le mariage en bonne et due forme n'était pas réservé à la couche aisée qui possédait des terres et aux gens libres (hommes libres); il était pratique courante aussi entre serfs (servage), notamment quand ils ne dépendaient pas du même seigneur (formariage). Les enfants issus des unions, relativement fréquentes, entre personnes de condition différente (libre et servile) héritaient du statut servile. Ainsi la familia domaniale ne se désagrégeait pas et le seigneur foncier conservait ses forces de travail.

Eglise, couvent et sexualité

Au Moyen Age, les théologiens se penchèrent sur la question des relations matrimoniales, au point de vue de la dogmatique et de la pastorale. Selon eux, les hommes et les femmes, lorsqu'ils éprouvaient des besoins sexuels, devaient les satisfaire dans le cadre du mariage (sexualité). L'homme n'avait pas le droit d'exiger la fidélité de la part de sa femme s'il n'était pas lui-même fidèle et l'adultère commis par le mari devait être puni avec autant de sévérité que celui de la femme. Saint Paul, dans le chapitre 7 de sa première épître aux Corinthiens, avait déjà insisté sur cette égalité des devoirs conjugaux.

Sceau de l'abbesse Hemma, apposé à un acte de fondation de messe anniversaire (aujourd'hui disparu) daté du 11 février 1282, provenant de l'abbaye cistercienne de Rathausen. Lithographie, vers 1845 (Universitätsbibliothek Bern).
Sceau de l'abbesse Hemma, apposé à un acte de fondation de messe anniversaire (aujourd'hui disparu) daté du 11 février 1282, provenant de l'abbaye cistercienne de Rathausen. Lithographie, vers 1845 (Universitätsbibliothek Bern). […]

L'entrée dans un couvent constituait une alternative au mariage. Les femmes, comme religieuses, pouvaient se former et assumer des tâches de direction, tout en se rapprochant de l'idéal chrétien de virginité. Il arrivait que, pour des raisons de politique matrimoniale ou successorale, les parents obligent un enfant à entrer dans un couvent; parfois, celui-ci était choisi en fonction d'affinités familiales (lieu de sépulture, fondation, etc.). Le couvent offrait une existence sûre et une vie conforme à leur rang aux personnes des deux sexes. Les moines et les nonnes devaient intercéder pour leurs familles, ils étaient donc coresponsables du salut de leurs proches. Les femmes n'ayant pas accès à la prêtrise, les nonnes étaient soumises à un directeur spirituel masculin (clergé). Les communautés de femmes qui n'appartenaient à aucun ordre, comme les béguines, prêtaient le flanc aux soupçons et aux persécutions.

La noblesse

Pour la noblesse, le mariage était un instrument: une habile politique matrimoniale et successorale offrait aux nobles une possibilité d'étendre leur pouvoir et leur territoire, par le biais de la lignée féminine. Le Codex Manesse illustre de manière exemplaire la répartition des rôles chez les nobles. On y chante les vertus du chevalier (douceur, fidélité, discipline, modération, retenue, respect envers la femme), la beauté, la décence, la noblesse de cœur et la bonté de la dame (toujours mariée) qu'il sert, mais cela relève plutôt de l'idéal courtois que de la réalité (minnesang). L'occupation principale des nobles de sexe masculin consistait à exercer les tâches liées à leur rang (droits seigneuriaux). Les activités d'ordre domestique et administratif (droits d'avouerie et fonciers) étaient cependant ponctuées par la participation à des réunions de cour, à des jeux, à des fêtes, à des tournois, à des parties de chasse ou à des expéditions militaires. La dame noble était la digne représentante de son ordre et de sa famille. Des motifs dynastiques ou l'absence d'un époux pouvaient l'amener à exercer le pouvoir seigneurial. Maîtresse de la maisonnée (ménage) et dame de compagnie, sa dextérité manuelle (ouvrages textiles), ses dons musicaux et ses capacités intellectuelles étaient très appréciés. Les femmes nobles éduquaient leurs filles jusqu'à l'âge adulte, mais leurs fils, en général, seulement durant l'enfance.

Répartition des tâches en milieu rural

Adam et Eve après l'expulsion du Paradis. Peinture murale montrant un épisode de la Genèse dans l'ancienne église paroissiale Notre-Dame à Lenz, vers 1400 (Photographie Romano Pedetti, Bad Ragaz).
Adam et Eve après l'expulsion du Paradis. Peinture murale montrant un épisode de la Genèse dans l'ancienne église paroissiale Notre-Dame à Lenz, vers 1400 (Photographie Romano Pedetti, Bad Ragaz). […]

Les coutumiers du bas Moyen Age (coutumes locales), qui réglaient la cohabitation dans les villages, donnent des indications sur la répartition des tâches selon les sexes dans la société rurale. L'existence dans la pratique quotidienne d'une division du travail prononcée entre hommes et femmes est controversée dans la recherche. On suppose que les hommes assumaient les travaux de force, les activités dangereuses et celles qui se déroulaient à l'extérieur du village (sylviculture, industrie du bois; labourage; semailles; battage; charroyage; garde du gros bétail), tandis que les femmes travaillaient surtout à l'intérieur ou à proximité de la ferme. Des fouilles archéologiques et des documents écrits montrent qu'il existait des ateliers de femmes (gynécées) au haut Moyen Age et au Moyen Age classique; les métiers à tisser des servantes se trouvaient dans des cabanes semi-enterrées humides. Les femmes s'occupaient aussi de la cuisine (alimentation), du puisage de l'eau, de la conservation des aliments (provisions de ménage), de l'hygiène et des soins aux malades, de la confection des vêtements et de la lessive. Elles avaient la responsabilité du potager, du petit et parfois du gros bétail, et participaient aux travaux des champs. Les deux sexes faisaient les foins et les moissons. La production annexe de textiles apportait un revenu aux femmes veuves et célibataires. Parmi les fonctionnaires subalternes des communes rurales, qui s'organisèrent au bas Moyen Age, on trouvait, à côté des gardes forestiers, guets, vachers et porchers, les sages-femmes, élues par la communauté des femmes.

Mariage et artisanat en milieu urbain

Les droits municipaux et les ordonnances corporatives du bas Moyen Age distinguent nettement entre femmes mariées, célibataires et veuves. Les femmes mariées étaient soumises aux règles découlant de la tutelle masculine. Elles avaient besoin de l'approbation de leur mari pour exercer une activité économique, même quand elles disposaient de leur propre patrimoine. La tutelle perdit en revanche petit à petit de son importance pour les veuves et les célibataires. Certes, devant les tribunaux, elles devaient avoir un représentant légal, désigné d'office ou choisi par elles, mais elles disposaient le plus souvent librement de leurs biens. Selon les règlements corporatifs, la veuve avait le droit de continuer à diriger l'entreprise du maître défunt en attendant qu'un de ses fils la reprenne ou qu'elle se remarie. Si cela échouait ou si la veuve était très âgée, elle pouvait perdre sa qualité de membre de la corporation, de sorte que cette dernière ne finançait pas son enterrement ni les messes commémoratives.

On rencontre dans les villes des femmes exerçant une activité rémunérée (travail féminin), surtout dans l'industrie de l'habillement (pelletières, tisserandes, couturières). Selon le règlement de la corporation bâloise des Fourreurs (1226), les femmes pouvaient acheter et vendre des peaux comme les hommes, mais on ne sait si elles jouissaient des mêmes droits corporatifs. A Zurich, il y eut après 1336 une corporation féminine des Tisserandes sur soie. La corporation des Baigneurs regroupait des valets et des servantes travaillant dans les bains publics; ces servantes, qui appartenaient aux basses couches de la société, n'étaient guère mieux considérées que des prostituées (prostitution). Les règlements de leur corporation, du moins ceux de Fribourg-en-Brisgau et de Strasbourg, stipulent que les deux sexes avaient les mêmes droits.

A la suite de la crise agraire des XIVe et XVe siècles, la production artisanale fut transférée de la campagne à la ville. Avec l'extension du travail salarié (salaire), tant agricole qu'artisanal, les gens trouvèrent de nouvelles occasions de se marier et purent se défaire des liens de dépendance seigneuriaux. A la ville comme à la campagne, des femmes et des jeunes filles de presque toutes les couches sociales assumaient des tâches domestiques chez des tiers (domestiques).

Mutations à l'époque moderne

A l'époque moderne, la position des individus dans la hiérarchie sociale était déterminée par le statut juridique, généralement lié à la naissance (société d'ordres). La distinction sexuelle était secondaire et la capacité d'action d'une personne dépendait plus de son origine familiale que de son sexe.

A la veille de la Réforme, les plaintes concernant les mariages clandestins, les relations hors mariage et les promesses de mariage (fiançailles) non tenues se multiplièrent. La morale prêchée par les réformateurs incitait les gens à changer de vie et à considérer le mariage comme le seul espace légitime pour les relations sexuelles. Les autorités des cantons protestants imposèrent le respect de cet idéal: en ville par des moyens tels les consistoires et les mandats sur les mœurs, à la campagne par divers organismes. Ces instruments remplacèrent l'officialité épiscopale. Le nouvel idéal du mariage instaurait une hiérarchie entre les sphères d'activités attribuées à l'homme et celles réservées à la femme, tout en soulignant qu'ils étaient tous deux responsables du succès de la relation.

Aux XVIe et XVIIe siècles, divers ouvrages relevant de la littérature morale et didactique eurent un effet normatif sur la répartition des rôles. Il s'agissait de manuels d'économie domestique expliquant comment faire fonctionner la maisonnée, composée du père de famille, de la mère, des enfants et des domestiques. Cette communauté hiérarchisée devait répondre aux besoins de chacun de ses membres, en respectant leur statut, conserver et agrandir le patrimoine, élever les enfants et les petits-enfants.

Dans la classe dirigeante, l'accès aux charges politiques était réservé aux hommes. Dotés de privilèges et conscients de leur devoir de représentation, ces derniers se distinguaient des hommes du peuple par des signes apparents. Dès le XVIIe siècle surtout, les élites urbaines devinrent une aristocratie fortunée et firent étalage de leur richesse: vêtements de soie, délicatesse du corps et perruques. En tant que représentantes de leur état ou d'un ménage, des femmes issues de ce milieu participaient, sous certaines conditions, à la vie politique et étaient dotées de pouvoirs (notamment comme abbesses ou souveraines). Juridiquement indépendantes, elles pouvaient faire un testament et sceller sur des actes (sceaux). La prévoyance vieillesse des veuves était le plus souvent suffisante, dans la mesure où les biens des époux n'étaient pas mis en commun. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les autorités élaborèrent des descriptions vestimentaires détaillées, dans lesquelles les femmes nobles, bourgeoises ou travaillant comme domestiques se voyaient prescrire le type d'habillement conforme à leur statut. 

Au XVIIIe siècle, la protoindustrialisation amena l'expansion du travail à domicile, organisé par des marchands-entrepreneurs citadins (Verlagssystem). Les hommes s'occupaient surtout du tissage, alors que le filage était l'affaire des femmes et des enfants. L'industrie à domicile eut une incidence sur le mode de vie des familles qui s'y adonnaient: elles s'habillaient à la mode, achetaient des biens de consommation, se divertissaient et les relations avec l'autre sexe y étaient plus détendues.

Normes de genre de la société bourgeoise durant les Lumières et au début de l'Etat fédéral

Durant les Lumières et l'ère libérale (libéralisme), des femmes issues de la bourgeoisie profitèrent de la sociabilité (provisoirement mixte) des salons pour prendre la parole. Elles furent toutefois rapidement limitées dans leur marge de manœuvre. Dans la société bourgeoise, leur rôle, fondé sur le postulat d'une «nature» féminine, différait fortement de celui des hommes. Le dualisme qui sous-tendait les rapports entre les sexes fit des hommes des individus libres, dotés de droits et de devoirs: le citoyen nouveau était de type masculin, doté d'attributs idoines (par exemple d'aptitudes militaires), et considéré comme l'égal de ses pairs.

Cette nouvelle vision du citoyen et de l'humain était basée sur l'exclusion des femmes et légitimée, ce qui était alors inédit, par des concepts biologiques (sexe). Un grand nombre de travaux scientifiques, émanant de disciplines académiques nouvelles (notamment la biologie, l'anthropologie) ou dérivées de matières plus anciennes (par exemple la médecine), étayèrent ce propos. L'industrialisation marqua le passage d'une société rurale et artisanale à une nation industrielle basée sur les services (société industrielle). Cette transformation s'accompagna d'une séparation normative entre lieu de travail et domicile. Libérés de leur devoir de représentation dans le contexte domestique (économie domestique), les hommes furent poussés à accepter un travail rémunéré à l'extérieur de leur foyer (population active occupée). Les femmes pour leur part furent progressivement écartées de la production économique et limitées dans leur capacité d'exercer une influence politique. 

Au milieu du XIXe siècle, la fondation de l'Etat fédéral donna l'occasion de préciser les rôles attribués aux sexes sur le plan du droit constitutionnel. La Constitution fédérale de 1848 proclama l'égalité des citoyens masculins devant la loi, le service militaire obligatoire et accorda les mêmes droits civiques à tous les hommes suisses de confession chrétienne, puis juive (dès 1867, droit de cité). Mais l'intégration politique de tous les hommes laissa entièrement de côté l'autre sexe. Si l'Ancien Régime excluait en fonction du statut social, le nouveau discrimina les femmes sur le plan civique. L'appartenance à une classe n'étant plus en vogue comme facteur de distinction sociale, le Suisse devait être prêt à défendre son indépendance, apprécier le travail et aimer la liberté. Les radicaux, puis les conservateurs et plus tard aussi les socialistes se reconnurent dans cette définition, dont la diffusion fut notamment assurée par le mouvement associatif (sociétés), l'organisation de manifestations patriotiques de masse, les fêtes de tir et de chant (fêtes fédérales) et le service militaire. Les sociétés d'étudiants organisées à l'échelle du pays veillèrent à l'intégration de l'élite. La vision de l'Etat fédéral comme une affaire d'hommes se renforça jusqu'à la fin du XIXe siècle pour devenir un élément constitutif de l'identité nationale. 

«Le cycle de vie de la femme». Lithographie anonyme de la fin du XIXe siècle (Dokumentationsstelle Oberer Zürichsee, Wädenswil).
«Le cycle de vie de la femme». Lithographie anonyme de la fin du XIXe siècle (Dokumentationsstelle Oberer Zürichsee, Wädenswil). […]
«Le cycle de vie de l'homme». Lithographie anonyme de la fin du XIXe siècle (Dokumentationsstelle Oberer Zürichsee, Wädenswil).
«Le cycle de vie de l'homme». Lithographie anonyme de la fin du XIXe siècle (Dokumentationsstelle Oberer Zürichsee, Wädenswil). […]

L'idéal de la femme au foyer suisse se développa parallèlement à celui du citoyen masculin. L'épouse et mère (maternité) bourgeoise était responsable au sein de la famille des travaux ménagers, de l'éducation des enfants et des soins prodigués aux personnes âgées ainsi qu'aux malades. Elle permettait ainsi à son mari de s'investir pleinement à l'extérieur de la maison. Vers 1900, cette répartition des tâches fut adoptée par les hommes de toutes les couches sociales, de tous les partis et de toutes les professions. L'idée que le rôle de la femme était défini par rapport à un père ou un mari (même décédé) et que sa tâche consistait à être au service des membres masculins de la famille faisait l'objet d'un consensus. Tout comme l'idéal masculin, l'idéal féminin avait des aspects patriotiques. Des valeurs comme l'ordre domestique, la propreté, l'économie et l'ardeur au travail, qui avaient déjà cours dans les communautés familiales de production sous l'Ancien Régime, s'imposèrent dès le milieu du XIXe siècle aux ménagères suisses.

Durant l'industrialisation, les perspectives d'emploi augmentèrent sur le marché du travail. En raison des bas salaires, les hommes et les femmes parmi la classe ouvrière (ouvriers), tout comme dans le monde rural et le petit commerce, continuèrent à contribuer ensemble au revenu familial (entreprises familiales) tant par la production de subsistance que par le travail rémunéré. En promouvant l'idéal de la femme au foyer, la bourgeoisie, qui disposait d'importants moyens financiers, se démarquait de la nouvelle classe ouvrière. Le travail féminin constituait, quand il était rémunéré, une marqueur social qui excluait les couches sociales inférieures du pouvoir économique et politique. Alors que le travail des femmes salariées était dévalorisé et sous-payé, il était paradoxalement considéré comme honorable lorsqu'il était effectué gratuitement dans le cadre de la famille. Les servantes pour leur part, employées par les femmes bourgeoises et indispensables au fonctionnement de l'économie domestique, ne pouvaient accéder au statut de femme au foyer. A l'inverse, les femmes issues de la bourgeoisie ne pouvaient s'affranchir de la tutelle économique de leurs pères ou maris, puisqu'aucune formation ne leur permettant d'obtenir un emploi rémunéré. C'est l'une des causes de la montée en puissance dès 1870 du mouvement des femmes, qui se concentra sur l'éducation des filles 

Les emplois faiblement rémunérés des femmes, ainsi que le travail gratuit des épouses et des filles donnèrent aux hommes une marge de manœuvre économique supérieure, consacrée au XIXe siècle sur le plan du droit privé. Les femmes ne pouvaient pas se lancer dans une activité rémunérée sans le consentement de leur père ou de leur mari, et elles perdaient le droit de disposer de leur bien en se mariant (Code Napoléon). Qualifiées de «fainéantise» chez les hommes et de «débauche» chez les femmes, les violations des normes de genre furent sanctionnées (internement administratif), en particulier dans les couches sociales inférieures. La codification du rapport entre les sexes dans le droit de la famille prit une forme analogue dans tous les cantons, à quelques nuances près, et fut répercutée en 1907 dans le Code civil suisse (entré en vigueur en 1912).

Evolution et continuité depuis le XXe siècle

En comparaison internationale, la Suisse introduisit précocement le suffrage universel masculin, mais tardivement le suffrage féminin. En outre, grâce à l'initiative et au référendum, les droits politiques des hommes ne se limitaient pas, comme dans la plupart des autres pays, à l'élection du Parlement. Ces droits étendus eurent pour conséquence que les électeurs pouvaient refuser d'accorder le droit de vote et d'éligibilité aux femmes lors des votations. Dès lors qu'au moins un homme avait le droit de vote dans chaque famille, argumentait-on, la femme pouvait contribuer indirectement à la destinée politique du pays par le biais de son mari ou de son père. 

IIe congrès suisse des intérêts féminins à Berne en octobre 1921. Photographie parue dans La Patrie suisse, 1921, no 733.
IIe congrès suisse des intérêts féminins à Berne en octobre 1921. Photographie parue dans La Patrie suisse, 1921, no 733. […]

Le droit de vote des femmes fut introduit en 1971, dans une période marquée par des mutations sociales qui, liées au mouvement de 1968 (révolte des jeunes), entraînèrent une remise en question et un assouplissement des rôles attribués aux sexes. La révolte masculine contre les schémas imposés, manifestée par le port de cheveux longs dans les années 1970, fut source de grandes controverses. Des hommes contestèrent également leur participation à la défense armée (objection de conscience) et l'orientation vers des carrières dites masculines. Les femmes de leur côté se mirent à porter des pantalons et autres vêtements à connotation masculine et à fumer en public. Parallèlement, la jeune génération se rebella contre une conception de la sexualité limitée au mariage et expérimenta de nouvelles formes de cohabitation (concubinage). Les femmes et les hommes homosexuels (homosexualité) militèrent pour l'acceptation de leur mode de vie et de leur partenariat. Dans les années 1970, le Mouvement de libération des femmes (MLF) critiqua la prépondérance des rôles de ménagère et de mère, ainsi que l'indifférence et le manque de considération vis-à-vis du travail (non rémunéré) des femmes. La mise en place d'un modèle partenarial dans le nouveau droit matrimonial, entré en vigueur en 1988, mit un terme à la prédominance masculine au sein du couple et de la famille. Les rôles et tâches attribués aux sexes n'avaient désormais plus de valeur normative sur le plan légal.  

Au XXe siècle, l'origine nationale des femmes détermina de plus en plus la hiérarchisation sociale, qui se reflétait dans le travail féminin. Les femmes œuvrant dans le cadre domestique, venues d'abord d'Allemagne et d'Autriche, puis dès les années 1960 d'Italie, d'Espagne et du Portugal et depuis les années 1980 d'ex-Yougoslavie, de Turquie et d'autres pays du «Sud global», représentèrent une part importante de l'immigration en Suisse. Ces migrantes salariées étaient soumises aux mêmes normes que les domestiques prolétaires avant elles, le statut de femme au foyer et de mère n'étant pas compatible avec un travail à l'usine ou un emploi dans le secteur de la santé. Durant la période de haute conjoncture de 1945 à 1980, les milieux économiques se montrèrent de plus en plus disposés à verser aux hommes des salaires suffisants pour que la femme puisse se consacrer entièrement à son foyer. Jusque dans les années 1990, le salaire du mari, obligé de pourvoir à l'entretien de sa conjointe, indemnisait le travail (non rémunéré) des femmes au foyer. Le système scolaire (instruction publique), celui des assurances sociales, le droit du divorce et le régime migratoire furent aussi alignés sur ce modèle dualiste.

Mères et enfants dans un centre commercial à Genève. Photographie, 2001 (Interfoto, Genève).
Mères et enfants dans un centre commercial à Genève. Photographie, 2001 (Interfoto, Genève). […]

Malgré l'assouplissement des normes liées au genre, la ségrégation sexuelle sur le marché du travail ne changea pas beaucoup et la participation des hommes aux travaux ménagers n'augmenta guère. Au début du XXIe siècle, la proportion de pères exerçant un travail rémunéré restait importante et leur taux d'occupation était plus élevé (bien que le temps consacré aux tâches ménagères ait plus que doublé dans ces ménages) que celui des hommes célibataires. La pauvreté liée à l'absence de cotisations sociales touchait particulièrement les femmes d'un âge avancé, alors que les migrantes étaient surtout exposées à la violence et à l'exploitation. Les efforts visant à promouvoir l'égalité des sexes se concentraient en général sur l'intégration des femmes dans le marché du travail. 

L'élargissement du répertoire des rôles combiné avec l'égalité formelle et juridique des sexes font que le vécu est de plus en plus souvent perçu comme la somme de choix personnels, indépendamment de l'appartenance à un genre. La baisse du nombre de mariages et de naissances, le taux croissant de divorces, de séparations et de ménages célibataires (37,2% en 2022) ne sont pas considérés comme des problèmes liés aux normes de genre, mais comme les signes d'une société de plus en plus individualiste (individualisme). Depuis les années 2010, le mouvement LGBT revendique en outre, dans le prolongement de la lutte des personnes homosexuelles contre la discrimination et l'hétéronormativité, l'abandon d'une catégorisation binaire de l'identité de genre selon le sexe. 

Histoire des concepts et critiques

Concept analytique peu répandu dans les sciences historiques, la notion de rôle des sexes eut toutefois un impact certain sur la recherche, la politique de l'égalité et la société. Introduite aux Etats-Unis (notamment par Herbert Mead), la théorie des rôles fut d'abord adoptée par la sociologie, où elle s'imposa progressivement jusque dans les années 1960. En Suisse, plusieurs ouvrages importants pour l'égalité et recourant à ce concept parurent vers 1970. Ils soulignaient les conflits générés par le double statut des femmes, forcées de concilier les sphères familiale (mère) et professionnelle. Développée par les études genre anglo-américains, la catégorie gender, étroitement liée au concept sociologique du rôle des sexes, se popularisa dès la fin des années 1970. Cet outil analytique stipulait que le genre est une somme de comportements intériorisés durant le processus de socialisation, contrairement au sexe, qui est un facteur biologique. L'historienne américaine Joan W. Scott élargit la notion de genre dans les années 1980 et 1990. Selon elle, le genre était «un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et [...] une façon première de signifier des rapports de pouvoir». Le concept de rôle des sexes joua dès lors un rôle moindre au sein de la recherche historique. Dès les années 2000, le terme «genre » connut un nouveau glissement sémantique vers une identité de genre, perçue subjectivement. Ne reposant plus sur une conception binaire (masculine ou féminine), cette notion soulignait la diversité des identités de genre et mettait également l'accent sur des pratiques individuelles subversives dans l'acceptation ou le refus de ce dernier. Cette nouvelle définition recourut implicitement à des hypothèses de la théorie des rôles. 

La notion de rôle des sexes influença fortement la politique de l'égalité dans les années 1990. Elle fut au centre des efforts déployés dans ce sens durant cette période, parallèlement à des améliorations sur les plans juridique et politique. Les femmes ne devaient plus se focaliser sur la famille et exercer un travail rémunéré afin de s'affranchir de leur mari ou de leur partenaire, dont elles dépendaient sur les plans social et économique. Les hommes pour leur part, ne devaient plus être de simples débiteurs de l'obligation alimentaire, mais assumer également la garde des enfants et des tâches domestiques. Les modèles considérés comme traditionnels devaient être dépassés. Des termes tels que «stéréotypes», «schémas de comportement», «préjugés» et «comportements de genre» furent des concepts clés de la politique de l'égalité et de la recherche sur la discrimination dans les sciences sociales. L'analyse et la description de la hiérarchie des sexes, que le mouvement féministe avait appréhendé dans les années 1970 en s'appuyant notamment sur les notions de sexisme ou de patriarcat, furent releguées au second plan. L'attention se porta désormais sur la gestion des attentes sociales concernant la répartition conventionnelle des rôles et des tâches et sur la manière dont les femmes et les hommes allaient dépasser ces modèles. Dans un premier temps, la réaction du mouvement des hommes, qui se pencha aussi sur les conséquences néfastes de la stéréotypisation des rôles, fut majoritairement positive. En effet, dans cette conception, qui définissait le genre comme un élément de distinction, les hommes pouvaient aussi se considérer comme des victimes des attentes et contraintes sociales. 

Dès leur apparition, les notions de rôle des sexes et de genre furent aussi critiquées. Des féministes marxistes, parmi lesquelles Frigga Haug, soulignèrent dès le début des années 1970 que les analyses sous-tendant ces concepts plaçaient le rôle à la charnière de la société et de l'individu. Ce dernier était plus ou moins libre de s'intégrer, en adoptant son rôle, à une société dont les attentes divergeaient. Cela revenait, selon elles, à nier les contraintes sociales exercées sur l'individu et à négliger des aspects centraux de l'existence, telles que la naissance, les liens sociaux et les besoins physiques, ainsi que le travail fourni par les femmes dans ces domaines. Les critiques relevaient en outre que cette vision de la société, prise comme une somme d'individus, n'était pas adaptée aux questionnements sociologiques, puisqu'elle ne prenait pas assez en compte les aspects structurels supra-individuels, les rapports de pouvoir et les effets concrets de ces derniers. Les chercheuses Nancy Fraser (Etas-Unis) et Tove Soiland (Suisse) formulèrent des observations similaires. Toutes deux constatèrent que le genre, perçu comme un rôle normatif, fut ancré dans le discours scientifique dans les années 1980, au moment où le poids des normes sociales diminuait et que les Etats et administrations, influencés par le courant néolibéral, réduisaient les privilèges masculins tant sur les plans juridique que professionnel (statut de chef de famille, salaire pourvoyant aux besoins de cette dernière, préjugés à l'encontre des capacités professionnelle des femmes, etc.). Nancy Fraser et Tove Soiland se demandèrent si les appels à la subversion dans l'adoption des rôles, propres à cette notion de genre, ne renvoyaient pas plutôt à un paradigme d'auto-optimisation, faisant le jeu d'une économie flexibilisée et masquant (sur un plan conceptuel) la persistance des inégalités entre les femmes et les hommes. Depuis les années 2000, on débat en outre les questions suivantes: le refus de s'attribuer un genre permet-il de surmonter la hiérarchisation de ces derniers? L'adoption d'un genre renforce-t-il un concept probablement toujours empreint d'universalisme et de masculinité?

Sources et bibliographie

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  • Haug, Frigga: Kritik der Rollentheorie und ihrer Anwendung in der bürgerlichen deutschen Soziologie, 1972.
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  • Scott, Joan W.: Gender and the Politics of History, 1988.
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Liens

Suggestion de citation

Ruth Ammann; Martin Gabathuler; Lynn Blattmann; Lynn Blattmann, Ruth Ammann: "Rôles des sexes", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 13.12.2024, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/015988/2024-12-13/, consulté le 13.03.2025.