Auteure/Auteur:
Andrea Weibel
Traduction:
Laurent Auberson
On désigne habituellement du terme de loisirs le temps qui n'est consacré ni au travail lucratif, ni aux tâches familiales, ni à la satisfaction de besoins physiologiques (sommeil, repas, soins corporels) et que chaque individu est libre d'aménager à sa guise. L'usage que les gens en font et l'importance qu'ils leur accordent varient en fonction de la couche sociale, du sexe et de l'âge. La vie des hommes a toujours été rythmée par des phases de repos, mais les loisirs, dans leur acception actuelle, sont un produit de la révolution industrielle qui, au XIXe s., transforma l'organisation du travail et introduisit une séparation entre les activités lucratives et les autres. L'idéologie productiviste, privilégiant le temps consacré au travail, concédait un temps résiduel que l'on ne dédiait plus nécessairement au repos physique ou au recueillement religieux, mais dont on disposait librement: ainsi naquirent les loisirs. Selon le milieu économique et social, ceux-ci servaient à satisfaire des besoins de délassement ou de distraction, ou à l'exercice de certaines activités choisies. Au cours du XXe s., l'épanouissement personnel devint un aspect important pour de larges couches de la population.
Le Moyen Age et l'époque moderne
Auteure/Auteur:
Andrea Weibel
Traduction:
Laurent Auberson
L'homme du Moyen Age concevait le temps comme un cycle déterminé par les saisons, les phénomènes météorologiques et les fêtes liturgiques. L'emploi du temps se conformait aux nécessités de la vie concrète et était organisé de manière souple. Durant les mois d'hiver surtout, campagnards et citadins entrecoupaient leurs travaux de moments de détente. Les nombreux jours fériés et les dimanches constituaient une grande part du temps libre, ainsi ancré dans la collectivité, laquelle en avait la maîtrise. Beaucoup de ces fêtes marquaient le début ou la fin d'une période d'activité plus intense et, tout en permettant le repos du corps, servaient à la célébration de Dieu, à la consolidation des valeurs communes et au combat contre les angoisses collectives. Dans la vie quotidienne, les jeux et la fréquentation des auberges offraient un délassement aux hommes. D'une manière générale, durant l'ère pré-industrielle, la distinction n'était pas bien nette entre le travail et le loisir. Ainsi, dans le Tessin méridional, le battage du millet à grappes donnait lieu à une fête au cours de laquelle la jeunesse du village détachait les graines en dansant au son des violons. Dans les régions d'industrie à domicile, les jeunes gens se réunissaient les soirs d'hiver dans la chambre à filer pour travailler tout en cultivant une forme de sociabilité. Au XVIIe s., les patriciens de Berne, Fribourg, Soleure et Lucerne, de même que les magistrats genevois, se réunissaient pour converser dans des cercles très fermés, alors qu'à Zurich, Bâle ou Saint-Gall, les dirigeants cultivaient des loisirs plus modestes.
Le XIXe siècle
Auteure/Auteur:
Andrea Weibel
Traduction:
Laurent Auberson
Au milieu du XIXe s., les premières lois sur les fabriques réglementèrent la durée du travail quotidien, qui était alors en moyenne de douze à quatorze heures. La loi fédérale de 1877 introduisit la journée de onze heures. Les ouvriers purent ainsi développer eux aussi leur notion du temps libre; ils le passaient volontiers à fréquenter les auberges, où ils trouvaient parfois des occasions de divertissement, ou en diverses activités communes: repas, veillées, discussions, chant, tourisme pédestre, fêtes (par exemple les foires annuelles) et traditions populaires. Les employés et les ouvriers s'inspirèrent des nombreuses sociétés apparues vers 1850 (sociétés de chant, de tir, de gymnastique, sociétés religieuses) pour se créer vers la fin du siècle une culture associative propre. La vie associative offrait non seulement des occasions de s'instruire, de se rencontrer, de se délasser et de se divertir, mais aussi un ancrage social et identitaire.
Cependant, les activités de loisirs à l'intérieur de la sphère domestique continuèrent à tenir une place importante. Des inventions techniques (le gaz d'éclairage, l'électricité) permirent de prolonger le jour et donc le temps libre. L'alphabétisation répandit dans de larges cercles de la population artisanale et rurale la lecture de livres, puis de revues, choisis en fonction du sexe et du statut des lecteurs. La pratique de la musique et des jeux (de société, de cartes, de plateaux, etc.) prit aussi de plus en plus de place parmi les activités de loisir. Dans la bourgeoisie, les femmes se consacraient principalement à des activités qui donnaient d'elles une image de vertu et d'application (ouvrages manuels, musique, philanthropie). Le chemin de fer ouvrit de nouveaux mondes à la classe bourgeoise. L'hôtellerie connut un essor considérable après 1850, mais les séjours dans les stations climatériques ou thermales (Voyages) et à plus forte raison les vacances restaient le privilège des couches les plus aisées.
Le XXe siècle
Auteure/Auteur:
Andrea Weibel
Traduction:
Laurent Auberson
L'industrie des loisirs se développa dans un contexte marqué par les progrès de l'urbanisation et de l'individualisme. Après l'introduction de la journée de huit heures, en 1919, les consommateurs consacrèrent une plus grande partie de leurs revenus aux loisirs, parmi lesquels figuraient, au début du siècle, le cirque, les bals (Danse), l'opéra, l'opérette, le théâtre de variétés et un nouveau venu, le cinéma, premier média de masse accessible au prolétariat (au début les projections avaient lieu dans des baraques foraines, sous chapiteau ou dans des auberges). Les illustrés devinrent une des principales sources de la culture générale (écrite et visuelle) et le nombre d'abonnements à des revues doubla en Suisse entre 1900 et 1910. La radio connut un rapide succès à partir du milieu des années 1920. La popularité croissante des sports témoigne d'une mentalité tournée vers la performance et la compétition, étrangère à la signification première du loisir. Déjà pratiqué pour le plaisir par les ouvriers anglais au XIXe s., le sport devint au siècle suivant en Suisse un passe-temps, favorisant à la fois la sociabilité, le sentiment d'identité et la remise en forme physique. Les nombreuses sociétés sportives, fondées avant la Première Guerre mondiale déjà, attestent sa popularité, et l'on vit se répandre notamment la pratique du football, malgré des oppositions, et celle de la bicyclette. Le sport spectacle (cyclisme, football, hockey sur glace, ski) se développa après la Deuxième Guerre mondiale.
De nombreuses organisations de jeunesse fondées avant la guerre donnèrent un cadre aux loisirs des jeunes gens, en offrant la possibilité d'activités "raisonnables" soumises à surveillance: Amis de la nature (1905), Fédération des éclaireurs suisses (1913), Pionniers rouges (1924), Faucons rouges (1926), Jungwacht (1932), Blauring (1933). Selon l'orientation politique ou confessionnelle de l'organisation, cet encadrement des activités de loisirs pouvait influencer la socialisation des jeunes gens.
La prospérité des années 1950 et 1960 entraîna non seulement un allongement des vacances et l'introduction du samedi chômé, mais aussi une augmentation du bien-être. La commercialisation pénétra le domaine des loisirs privés. L'élargissement de l'offre de biens de consommation (électronique, articles de sport) s'accompagna d'un essor des entreprises de services (agences de voyages, parcs de loisirs). Le poste de radio et, dès les années 1960, l'appareil de télévision entrèrent dans l'équipement de base des ménages. Les différences sociales favorisèrent l'émergence, parmi les jeunes, de groupes qui dès les années 1960 commencèrent à s'affirmer à travers des modes de vie particuliers. Fréquemment cristallisées autour de styles de musique (rock 'n' roll, disco, punk, hip-hop, techno, etc.) ou d'activités sportives (planche à roulettes, snowboard), foyers d'expérimentation d'idées et de rôles nouveaux, ces cultures juvéniles ont inventé des formes d'expression aussitôt récupérées par l'industrie des loisirs et les médias de masse.
Quoiqu'une certaine élite se fasse toujours une haute idée de la culture, les activités de loisirs des diverses couches sociales se ressemblent de plus en plus, depuis vingt ou trente ans. Le besoin de détente (vacances) d'une part et d'expériences inhabituelles (sports extrêmes, mais aussi mondes virtuels sur l'internet) d'autre part ont pris plus d'importance. Parallèlement, des activités qui, au XIXe s., étaient considérées comme du travail (jardinage, cuisine, bricolage) ont passé partiellement dans la catégorie des loisirs. La commercialisation des plus élémentaires activités de loisirs est allée de pair avec une professionnalisation de l'offre (salles de remise en forme, cours de toutes sortes). Depuis quelques années, sous l'effet du chômage et des mises à la retraite anticipées, une partie de la population attend de plus en plus de ses activités de loisirs qu'elles contribuent à donner un sens à l'existence. On ne peut pas pour autant parler d'une "société des loisirs" comparable à la "société du travail", parce que, malgré l'importance qu'ils ont acquis dans la vie sociale, les loisirs ne sont pas considérés comme un domaine essentiel de l'existence.