Se réclamant de l'Antiquité, et plus particulièrement de Cicéron, l'expression studia humanitatis (les humanités) désignait au XVe s., en Italie, les cinq disciplines de la grammaire, de la rhétorique, de la poétique, de l'histoire et de la philosophie morale qui constituaient la condition première du savoir et de l'éloquence distinguant le citoyen accompli comme poeta et orator. Ces branches étaient enseignées par un umanista (ce terme italien, attesté en 1490, signifie alors maître de rhétorique et de grammaire) et différaient des sept arts libéraux du Moyen Age et des matières proprement universitaires qu'étaient la théologie, la philosophie, le droit, la médecine et les sciences naturelles. Celles-ci furent toutefois profondément marquées au XVIe s. par la méthode humaniste, par l'étude des langues anciennes dans leur pureté originelle (le latin, puis le grec et plus tard l'hébreu), ainsi que par l'édition, la critique, le commentaire et la traduction des textes antiques (Philologie). Les humanistes (le terme date de 1539) manifestaient leurs divergences d'intérêts et d'opinions dans des lettres, discours, dialogues, poèmes et autres genres littéraires. Ils partageaient néanmoins la conviction pédagogique de pouvoir enseigner l'expérience éthique et politique (vita activa) par l'intermédiaire de la langue et la certitude intime d'avoir redonné vie aux bonae litterae de l'Antiquité (Renaissance), en remplaçant la scolastique médiévale.
Le premier humanisme
Face aux bouleversements survenus au bas Moyen Age - importance croissante de l'économie monétaire, urbanisation et, en Suisse, tensions politiques -, l'humanisme apporta, notamment à une population urbaine, laïque, alphabétisée (et très minoritaire, pas plus de 5% des habitants), de nouvelles formes de prise de conscience de son individualité, en permettant le dialogue avec la culture antique. La nature humaine et l'importance de la langue devinrent des thèmes centraux pour la socialisation, ce qu'elles n'étaient pas au Moyen Age. Parti d'Italie, tout un réseau de maîtres, pour la plupart itinérants, enseignèrent les humanités, s'assurant souvent un revenu confortable; ils travaillaient dans les chancelleries urbaines ou princières, étaient maîtres d'écoles, professeurs d'arts libéraux dans les universités, médecins de ville, ecclésiastiques (on les trouvait surtout dans les chapitres réguliers et séculiers). Ils évoluaient dans les cercles universitaires locaux et fréquentaient les élites politiques qui devaient répondre à des exigences toujours plus grandes en matière d'administration, de droit, de commerce extérieur et de diplomatie internationale. Les débats théoriques supposaient désormais de solides connaissances philologiques. Devenu l'apanage d'une "aristocratie de l'esprit", l'humanisme servit, comme la carrière militaire, d'instrument de promotion sociale à des gens moins privilégiés que les bourgeois des villes, en particulier aux campagnards. L'arrivée de savants étrangers, venus notamment de Franconie, d'Alsace, de France et d'Italie eut une grande importance pour la Suisse. L'humanisme "suisse" est lui-même produit de l'humanisme, si l'on pense que le nom d'Helvecia (Helvetia) a été forgé en 1458 par Enea Silvio Piccolomini (le futur pape Pie II). Les humanistes suisses croyaient, comme Glaréan dans son ouvrage Helvetiae descriptio (1514), en une communauté culturelle des Confédérés. Dans la Suisse du XVe s., les points de repère intellectuels demeuraient Constance et Bâle, dont la qualité de villes conciliaires facilita les échanges avec l'Italie. A Bâle comme à la cour impériale de Vienne, où il travailla comme secrétaire de 1432 à 1455, Piccolomini fut le plus influent des professeurs de l'humanisme. Dans l'espace géographique constitué par la Souabe et la Suisse orientale, le secrétaire de chancellerie Niklaus von Wyle fit connaître les œuvres de Piccolomini par ses traductions, des éditions imprimées (1478) et des directives rhétoriques et il en fit un modèle de style. La collection et la diffusion de textes étaient une caractéristique des correspondants de Wyle, en particulier de son élève Albert de Bonstetten, auteur de la première description géographique de la Suisse, imitée de Ptolémée et rédigée en 1479 à Einsiedeln. Conrad Türst en écrivit une autre en 1497.
C'est également à Pie II que l'on doit la fondation de l'université de Bâle en 1460. Petrus Antonius, de Final près de Gênes, y fut le premier chargé de cours rémunéré in arte humanitatis (1464); le professeur d'art poétique et de médecine Peter Luder, formé à Padoue, créa en 1465 la première communauté humaniste, appelée sodalitas, soit compagnie. Le prédicateur Johannes Heynlin fit connaître en 1464-1466 et dès 1474 le premier humanisme parisien, celui de Guillaume Fichet, ainsi que l'écriture humaniste. Son élève Johannes Reuchlin apprit le grec chez Andronicus Contoblacas avant de l'enseigner lui-même. Avec Jakob Wimpfeling et Sébastien Brant, la communauté essaima jusqu'en Alsace. Grâce à Johannes Amerbach, disciple de Heynlin qui travailla à Bâle depuis 1475, elle bénéficia de l'aide décisive de l'imprimerie, qui s'appuyait sur l'infrastructure du concile de Bâle, bénéficiant concrètement de ses moulins à papier, bibliothèques, copistes, traducteurs, canaux de distribution et privilèges corporatifs. Les officines de Jean Froben, Johannes et Adam Petri, Andreas Cratander et Valentin Curio diffusèrent des textes antiques et humanistes et engagèrent des savants comme correcteurs. Plus tard, des ateliers de typographie virent le jour à Zurich, notamment celui de Christoph Froschauer en 1519, ainsi qu'en Suisse occidentale protestante. A Genève, l'imprimerie, établie depuis 1478, connut son apogée à partir de 1549 avec les Estienne et Jean Crespin; d'autres ateliers existaient à Neuchâtel et à Lausanne. Dans les cantons catholiques, en revanche, l'imprimerie ne joua un rôle - marginal - que tardivement, voir l'exemple de Zoug (1570).
Au XVe s., des Suisses de plus en plus nombreux étudiaient à Heidelberg, Tübingen, Fribourg-en-Brisgau, Cologne, Leipzig et Erfurt; mais vers 1500, ils choisissaient de préférence Bâle. Vienne en attirait aussi un grand nombre; suivaient Paris et Orléans, puis, au niveau de la qualité, l'Italie. Albert de Bonstetten, parmi d'autres, étudia à Pavie. Les querelles méthodologiques engagées contre les facultés scolastiques contribuèrent à la formation de groupes. Les étudiants suivaient les maîtres, en particulier ceux de leur propre région; ils étaient aussi attirés par les foyers pour étudiants que Glaréan ouvrit à Bâle, Paris et Fribourg-en-Brisgau. Dans les centres humanistes apparurent des cercles réunissant maîtres, élèves et amis. Voyages et échanges épistolaires facilitaient les contacts internationaux.
Maturité
La Suisse se trouvait sur la ligne de partage entre l'humanisme du haut Rhin, orienté vers l'Europe occidentale et marqué par la théologie et le droit, et l'humanisme littéraire de l'espace danubien, groupé autour de l'empereur Maximilien Ier. De 1501 à 1518, le saint-gallois Vadian, poète lauréat en 1514, attira à Vienne de nombreux étudiants de Suisse orientale. Des écoles latines ouvertes dans les villes propageaient l'humanisme, notamment celles de Sélestat (Jean Sapidus), de Rottweil (Michael Rötlin) et, liée à Rottweil, celle de Berne (Heinrich Wölfli, Valerius Anshelm, Melchior Volmar). A Bâle, l'université offrit des débouchés à plus d'un humaniste. La figure centrale du mouvement reste cependant Erasme, qui séjourna dans la cité rhénane de 1514 à 1516, en 1518, puis de 1521 à 1529 et de 1535 à 1536, attiré par la typographie en général et celle de Froben en particulier, qui utilisa des caractères grecs pour son édition des Pères de l'Eglise. Dans sa Philosophie du Christ, Erasme tenta une synthèse de la pédagogie et de l'éthique antiques et chrétiennes et plaida pour une pratique concrète de la foi, en insistant sur la recherche de la paix, plutôt que pour de simples rites de piété toujours plus laïcisés. De la critique philologique résulta en 1516 le Nouveau Testament gréco-latin, dont le but était de renoncer à la quadruple exégèse médiévale pour arriver à un seul sens, le plus littéral possible. La vénération pour Erasme et un "humanisme biblique" imprégnaient les membres bâlois de la sodalitas tels Froben, Glaréan, Ludwig Bär, Bruno et Boniface Amerbach, l'évêque de Bâle Christophe d'Utenheim, Georg Carpentarius, de Brugg, le Souabe Jean Œcolampade, les Alsaciens Beatus Rhenanus, Wolfgang Capiton, Gaspard Hédion et Conrad Pellican, Sigismund Gelenius, de Prague, ainsi que les juristes Claudius Cantiuncula (Claude Chansonnette), de Lorraine, et Johannes Sichardus, de Tauberbischofsheim. L'influence d'Erasme s'étendait loin à la ronde grâce à ses contacts épistolaires avec, notamment, Thiébaut Biétry (à Porrentruy et Besançon) et Martino Bovollino (de Mesocco); ses ouvrages furent traduits par Leo Jud. On retrouve ses partisans, généralement à l'issue de leurs études à Bâle ou à Vienne, disséminés dans des cercles humanistes: à Fribourg (autour de Pierre Falck, avec de futurs protestants comme Pierre Girod et, temporairement, Agrippa von Nettesheim), à Lucerne (Ludwig Carinus, ou encore Johannes Xylotectus, son élève Rudolf Ambühl et Oswald Myconius, devenus plus tard protestants), à Zoug (les futurs réformés Jodocus Molitor et Peter Kolin), à Glaris (Valentin, Peter et Aegidius Tschudi) et, enfin, à Schaffhouse (Johannes Adelphus, médecin de la ville). Melchior Macrinus œuvrait à Soleure, Diebold von Geroldseck à Einsiedeln. Une importance particulière fut accordée aux études hébraïques avec Jean Reuchlin: Conrad Pellican, Wolfgang Capiton, Jakob Ceporin, plus tard Théodore Bibliander, Sebastian Münster et Johannes Buxtorf se consacrèrent aux textes hébreux; Froben disposa dès 1516 de caractères hébraïques.
Humanisme et Réforme
L'humanisme et la Réforme séduisaient pareillement le citadin laïque cultivé qui recherchait un accès direct et individuel à Dieu: par son questionnement existentiel et par l'emploi de la langue du peuple, la Réforme toucha cependant des cercles plus larges. La carrière d'Ulrich Zwingli est typique de l'humanisme suisse: naissance à la campagne, école latine à Berne, chez Wölfli, études à Vienne et à Bâle, lecture des humanistes italiens, assimilation du grec et de l'hébreu, vénération d'Erasme. Mais tandis que celui-ci restait attaché à l'unité religieuse, Zwingli pensait que la Réforme était la conséquence de la critique de l'Eglise et du retour au texte biblique original prôné par l'érasmisme. C'est ainsi qu'Ad fontes (retour aux sources) devint Sola scriptura (l'Ecriture seule). L'année 1522 marqua l'éloignement des deux hommes, bien que Zwingli soit toujours resté attaché à Erasme malgré leurs ecclésiologies divergentes et ait continué d'être marqué par sa pédagogie, ses principes scripturaires, son christocentrisme et l'opposition entre la chair et l'esprit qui se manifestait notamment dans la querelle sur la cène. Zwingli se démarquait également de Luther, en particulier par sa conscience de philologue classique. En outre, à ses yeux, les Ecritures saintes avaient valeur de lois et devaient, au sens de la critique sociale selon Erasme, régir l'ordre tant ecclésiastique que politique; il défendait cette revendication pratique au nom d'un patriotisme confédéral. A sa suite, la plupart des humanistes adoptèrent la foi réformée et furent pour cette raison chassés de Lucerne, Zoug et Fribourg; en revanche, ceux qui étaient restés catholiques, Erasme, Cantiuncula, Rhenanus, Bär et Glaréan quittèrent Bâle. Inspirés par le spiritualisme d'Erasme, quelques-uns devinrent anabaptistes, tel Konrad Grebel, beau-frère de Vadian. En Suisse occidentale, avant la Réforme, la culture humaniste n'était que superficielle; François Bonivard, par exemple, constituait une exception. Guillaume Farel, Pierre Viret, Jean Calvin et Théodore de Bèze reçurent en France une formation humaniste qui influença leur style durant toute leur vie. A la différence des réformateurs suisses alémaniques, la conversion représenta cependant dans leurs carrières une rupture nette avec un humanisme "mondain" et un Erasme qualifié de "frivole".
L'humanisme après la scission confessionnelle
Malgré la scission confessionnelle, les contacts entre les humanistes furent souvent maintenus, tant dans la Confédération qu'au niveau international, comme c'est le cas avec Philippe Melanchthon et Martin Bucer. A Zurich, la Schola Tigurina, fondée en 1525, reposait, comme les hautes écoles de Berne, Lausanne et Genève (Académies) sur les trois langues anciennes et recourait à des philologues de premier plan. Les villes protestantes continuèrent d'attirer des savants de la province et de l'étranger (Petrus Dasypodius, Thomas Platter le Vieux, Simon Grynaeus), tandis que des savants tessinois faisaient carrière en Italie (Giovanni Pietro Albuzio, Francesco Ciceri, Andrea Camuzzi). Le cercle protestant de Vadian influença la Suisse orientale; aux Grisons, l'humanisme se retrouvait aussi chez le poète Simon Lemnius, chez les créateurs de la langue écrite ladine (Jachiam Bifrun, Johann Travers) et chez les réfugiés italiens (dont Pietro Paolo Vergerio). Ceux-ci allèrent s'installer à Zurich (Pierre Martyr Vermigli) et, surtout, à Bâle (Celio Secondo Curione, Pietro Perna, Sébastien Castellion, de Savoie), où l'humanisme se maintint longtemps dans la via media et dans le débat sur la tolérance religieuse et connut un nouvel essor avec Jean Oporin et Heinrich Pantaleon, grâce à la liberté d'action des imprimeurs. Même l'université continua d'attirer des étrangers au XVIe s. Les cantons catholiques, quant à eux, envoyaient leurs étudiants hors du pays, en particulier chez Glaréan; à partir de 1577, les jésuites enseignèrent à Lucerne un humanisme formel qui servait d'arme rhétorique. Le confessionnalisme apporta des certitudes dogmatiques quant au salut plutôt que des modèles de vie tournés vers le dialogue et marqua ainsi dans toutes les confessions la fin de l'humanisme, finalement interdit même à Bâle. Il ne survécut que dans la transmission philologique du patrimoine culturel antique, qui resta surtout florissante à Genève avec Isaac Casaubon, Joseph Justus Scaliger et Denys Godefroy.
L'humanisme dans les sciences et les arts
Chez les juristes prédomina, à côté de l'étude et de l'édition philologique du droit romain, la lutte entre le mos gallicus, historicisant, et le mos italicus, procédant par gloses et commentaires (Ecoles juridiques), tandis qu'à Bâle Boniface Amerbach tentait de trouver un arrangement. Dans les sciences naturelles, l'horizon s'élargit grâce aux auteurs anciens et aux voyages (ascension du Pilate par Vadian en 1518) ainsi que, plus tard, à la systématisation (Konrad Gessner). De la même façon, en médecine, l'anatomie expérimentale pratiquée à la suite d'André Vésale (Felix Platter) se développa avec l'aide de l'édition et du commentaire des classiques. Glaréan chercha à mettre en harmonie la création musicale de son époque avec la théorie ancienne de la musique dans son Dodecachordon, de 1547. La tradition antique inspira l'art théâtral - par exemple le drame de Lucrèce de Heinrich Bullinger - ainsi que l'historiographie (Johannes Stumpf, Aegidius Tschudi), qui posait la continuité historique du peuple alpin épris de liberté avec les Helvètes, démarche à laquelle s'associèrent auteurs catholiques et protestants. Dans le même esprit parut en 1576 l'ouvrage De Republica Helvetiorum libri duo de Josias Simler, qui mettait l'accent sur la communauté d'intérêts politiques de tous les Confédérés.
Sources et bibliographie
- Bibliogr. internationale de l'humanisme et de la Renaissance, 1969-
- W. Rüegg, «Humanistische Elitenbildung in der Eidgenossenschaft zur Zeit der Renaissance», in Die Renaissance im Blick der Nationen Europas, éd. G. Kauffmann, 1991
- B. Schmidlin, A. Dufour, éd., Jacques Godefroy (1587-1652) et l'humanisme juridique à Genève, 1991
- W. Rüegg, éd., Geschichte der Universität in Europa, 4 vol., 1993-2010
- H.R. Guggisberg, Zusammenhänge in historischer Vielfalt: Humanismus, Spanien, Nordamerika, 1994
- C. Augustijn, Erasmus, 1996
- Th. Maissen, «Literaturbericht Schweizer Humanismus», in RSH, 50, 2000, 515-544
- I.D. Backus, Historical Method and Confessional Identity in the Era of the Reformation (1378-1615), 2003