Les accidents interrompent brutalement le cours normal des choses et ont des effets plus ou moins destructeurs. Les accidents techniques sont causés soit par une technologie défaillante, soit par des erreurs humaines résultant de son utilisation. Souvent, ils déploient leur potentiel de destruction précisément à la suite d’un enchaînement d’événements naturels extrêmes avec la surcharge des systèmes et les réactions inappropriées d’individus dépassés par la situation, ce qui rend floue la limite entre accidents techniques et catastrophes naturelles. Des termes tels que catastrophe, désastre ou avarie sont parfois utilisés de manière synonymique. Dans certains domaines, notamment la technologie nucléaire et l’industrie chimique, on fait a posteriori la différence entre accidents et incidents mineurs en fonction de l’ampleur des dégâts survenus. L’histoire des accidents techniques n’en est qu’à ses prémices; des recherches systématiques font jusqu’à présent défaut, et pas seulement pour la Suisse.
Une caractéristique des sociétés technologiques
Si les accidents techniques sont aussi vieux que les techniques elles-mêmes, et, partant, que la culture humaine, leur potentiel de destruction augmenta avec le développement, la diffusion et l’utilisation croissante de machines plus performantes depuis l’industrialisation. Ce phénomène s’amplifia encore, peut-être de manière exponentielle, avec, dès le XIXe siècle, la combinaison de technologies dans des systèmes à grande échelle (chemins de fer, électrification, aviation, informatisation). En raison de leur dépendance à l’égard des systèmes techniques et de leur potentiel d’erreurs, les sociétés modernes ont été qualifiées de particulièrement vulnérables (Wiebe E. Bijker) ou de sociétés du risque (Ulrich Beck). La complexité croissante de ces systèmes rend leur maîtrise de plus en plus ardue, en raison de la capacité de leurs éléments à interagir de manière multiple et imprévisible. Pour Charles Perrow, les accidents techniques font partie de la normalité des sociétés modernes basées sur la technologie. Henry Petroski met lui l’accent sur les processus d’apprentissage qui sont régulièrement à l’origine de tels événements et qui, en fin de compte, accroissent la sécurité. Autant les innovations techniques incessantes que la grande diversité d’application des technologies en font un processus sans fin, où l’amélioration de la sécurité va souvent de pair avec de nouvelles possibilités d’application, qui à leur tour induisent de nouveaux risques. Les données manquent pour déterminer si, dans les sociétés modernes, les accidents techniques et le nombre de leurs victimes ont augmenté ou diminué
La prévention
Les sociétés modernes ont créé et développé tout un éventail de procédés et d’institutions pour limiter les risques liés aux accidents techniques. L’Etat et le secteur privé ont ancré dans des lois et des conventions de nombreux contrôles et réglementations, élaborant ainsi un système solide d’expertise et d’homologation. Le respect de ces normes est surveillé, conjointement et sur la base de principes corporatistes, par des acteurs étatiques et privés, comme l’Association suisse des propriétaires de chaudières à vapeur ASPC, fondée en 1869 sur le modèle badois (Association suisse de contrôle des installations sous pression ASCP en 1975, Association suisse d'inspection technique ASIT en 1994). Au rang des mesures préventives, on compte l’assurance accidents et le calcul des risques afférents, des mesures de prévention étatiques et opérationnelles, ainsi que des organisations d’urgence. Les accidents techniques ont contribué à la maîtrise des technologies en donnant une visibilité aux risques, les transformant ainsi en enjeux de société.
Les accidents techniques dans le débat public
Le contexte historique dans lequel les accidents techniques s’inscrivent s’avère déterminant pour leur impact social. De tels accidents peuvent en effet déclencher, accélérer ou bloquer des processus, renforcer ou affaiblir des forces existantes, mais ils peuvent aussi ne laisser aucune trace, si personne ne s’en occupe. Le dommage objectif causé par un accident technique n’est qu’un facteur parmi d’autres dans l’interprétation que l’on en fait. La gravité de la défaillance, l’acceptation sociale de la technologie en général et des accidents techniques en particulier, ainsi que les moyens de communication à disposition et la manière dont ils sont utilisés, sont tout aussi importants. L’incendie et la chute du zeppelin Hindenburg peu avant son amarrage à Lakehurst (New Jersey, Etats-Unis), en 1937, qui fit 36 morts, et l’explosion de la navette spatiale Challenger peu après son lancement en 1986, avec ses sept victimes, ont profondément marqué la mémoire collective à cause de la retransmission de l’événement en direct à la radio pour l’un, à la télévision pour l’autre. Le naufrage du Titanic, qui fit 1514 morts en 1912, est quant à lui devenu une illustration maintes fois mise en scène de la démesure humaine. Les technologies de pointe ont joui d’une attention particulière bien au-delà des frontières nationales, ainsi les accidents ferroviaires au XIXe siècle et les catastrophes aériennes au XXe ont-ils fait la une des médias.
A la suite du débat de société autour de l’énergie nucléaire, les accidents survenus dans des centrales atomiques (Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2011) ont connu un retentissement mondial. S’ils ont érodé l’acceptation de cette technologie, ils ont aussi conduit à des contrôles et à des améliorations de la sécurité, à l’échelon national et international. Des accidents moins spectaculaires, mais plus fréquents, par exemple dans les transports individuels, sur le lieu de travail ou durant les sports de loisirs, ont fait l’objet de réglementations étatiques et ont bénéficié du développement du secteur des assurances, ce qui les a normalisés sur le plan social. Dans ce domaine également, on observe une internationalisation des normes et des procédures. La gestion réussie des accidents techniques passe par la professionnalisation de l’analyse de leurs causes profondes, rendue parfois difficile par un degré élevé de destruction. Pour la faciliter, l’installation d’appareils dédiés tels que les enregistreurs de vol et les tachygraphes est devenue la norme à partir des années 1960.
Les accidents graves depuis 1848
La plus grande catastrophe ferroviaire de Suisse, qui fit 74 morts et 171 blessés, eut lieu à Münchenstein le 14 juin 1891, lorsqu’un pont sur la Birse céda sous le poids d’un train de voyageurs bondé. Les causes de l'effondrement, identifiées par des professeurs de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich chargés de les élucider, étaient des défauts de construction, ainsi que l'utilisation de fer et d'acier aux propriétés inadaptées. Le Laboratoire pour l'essai des matériaux de construction (aujourd’hui Laboratoire fédéral d'essai des matériaux et de recherche, Empa), fondé en 1879 à l’Ecole polytechnique fédérale, se trouva renforcé après cet accident.
Le 4 septembre 1963, à Dürrenäsch, un appareil de Swissair s’écrasa peu après son décollage de Kloten, après qu’un incendie s’était déclaré dans un train d’atterrissage. Il n’y eut aucun survivant parmi les 80 personnes à bord ; 43 d’entre elles venaient du village d’Humlikon, qui comptait 200 habitants et perdit ainsi d’un seul coup le cinquième de sa population. Ce fut le plus grave accident d’un avion suisse, jusqu’au crash dans l’Atlantique d’un appareil de Swissair, le 2 septembre 1998, près de Halifax (Nouvelle-Ecosse, Canada), qui fit 229 victimes.
Le 21 janvier 1969, immédiatement après le début de son exploitation régulière, des éléments combustibles corrodés dans le réacteur nucléaire de la centrale expérimentale de Lucens provoquèrent une surchauffe qui aboutit à une fusion partielle du cœur. Le risque nucléaire n’était alors qu’un sujet marginal dans le débat public. La thèse officielle, qui soutenait qu’il n’y avait jamais eu de danger pour la population et que l'accident avait finalement donné la preuve du fonctionnement des systèmes de sécurité, ne fut jamais contredite. L'accident ne joua aucun rôle dans les profonds désaccords sur l'énergie nucléaire qui éclatèrent peu après.
Le 1er novembre 1986, un violent incendie se déclara dans un entrepôt industriel de Sandoz (industrie chimique) à Schweizerhalle. La ville de Bâle, toute proche, fut envahie par des nuages de fumée nauséabonde, pendant que les eaux d’extinction, contaminées par des pesticides, se déversaient dans le Rhin, provoquant une hécatombe de poissons. L’écho retentissant que cet événement eut en Suisse et à l’étranger s’explique aussi par la survenue à la même époque de très graves accidents, parmi lesquels la catastrophe chimique de Bhopal (Inde) en 1984 et l’accident nucléaire majeur de Tchernobyl, au printemps de la même année, furent les plus marquants.
Il est à noter qu’en Suisse, contrairement à d’autres pays, aucun barrage ou digue n’a jusqu’à présent cédé ou été submergé. Le 30 août 1965, toutefois, 88 personnes périrent dans l’avalanche qui emporta les baraquements des ouvriers du barrage valaisan de Mattmark (vallée de Saas).
Accidents techniques depuis la seconde moitié du XIXe siècle (sélection)
Accidents d’avion sur le territoire suisse ou impliquant des compagnies suisses, avec au moins dix morts | |||
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Date | Lieu | Compagnie/Entreprise | Victimes |
27.07.1934 | Wurmlingen (Bade-Wurtemberg) | Swissair | 12 |
01.10.1938 | Piz Cengalo, Bregaglia | Lufthansa | 13 |
24.11.1956 | Wasterkingen | Československé aerolinie | 23 |
15.05.1960 | El Fasher (Soudan) | Balair | 12 |
04.09.1963 | Dürrenäsch | Swissair | 80 |
20.04.1967 | Nicosie (Chypre) | Globe Air | 126 |
18.01.1971 | Kloten | Balkan Bulgarian Airlines | 45 |
10.04.1973 | Hochwald | Invicta International Airlines | 108 |
07.10.1979 | Athènes | Swissair | 14 |
23.02.1989 | Rorschach | Rheintalflug | 11 |
14.11.1990 | Weiach | Alitalia | 46 |
02.09.1998 | Halifax (Kanada) | Swissair | 229 |
10.01.2000 | Niederhasli | Crossair | 10 |
24.11.2001 | Bassersdorf | Crossair | 24 |
01.07.2002 | Überlingen (Bade-Wurtemberg) | Bashkirian-Airlines/DHL/Skyguide | 71 |
04.08.2018 | Flims | Ju-Air | 20 |
Accidents ferroviaires en Suisse, avec au moins dix morts | |||
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Date | Lieu | Compagnie | Victimes |
22.03.1871 | Colombier (NE) | Franco-Suisse | 23 |
14.06.1891 | Münchenstein | Jura-Simplon | 73 |
17.08.1891 | Zollikofen | Jura-Simplon | 14 |
23.04.1924 | Bellinzone | CFF | 15 |
02.10.1942 | Daucher | CFF | 11 |
26.07.1947 | Bennau | Chemins de fer du Sud-Est suisse | 10 |
22.02.1948 | Wädenswil | Chemins de fer du Sud-Est suisse/CFF | 22 |
24.06.1968 | Sion | CFF | 13 |
Accidents de construction en Suisse, avec au moins dix morts | |||
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Date | Lieu | Entreprise | Nature de l’accident |
28.05.1857 | Hauenstein | Compagnie du Central-Suisse | Incendie à la forge du chantier du tunnel; 63 morts |
15.02.1966 | Robiei | Forces motrices de la Maggia | Fuite de gaz dans la galerie; 17 morts |
Explosions et incendies | |||
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Date | Lieu | Institution/Entreprise | Nature de l’accident |
09.07.1892 | Ouchy | Compagnie générale de navigation sur le lac Léman | Explosion de la chaudière sur un bateau à vapeur à roues à aubes; 26 morts |
21.07.1921 | Bodio | Usine Nitrum | Explosion de plusieurs tonnes de produits chimiques; 16 morts et 43 blessés |
18.12.1941 | Oberried am Brienzersee | Fabrique de feux d’artifice Hamberger | Explosion pendant la fabrication d’articles pyrotechniques; 12 morts et 7 blessés |
28.05.1946 | Saint-Maurice | Armée suisse | Explosion d’environ 450 tonnes de munitions dans le dépôt du fort de Dailly; 10 morts et 2 blessés |
19.12.1947 | Mitholz | Armée suisse | Explosion d’environ 3000 tonnes de munitions dans l’entrepôt du Kandertal; 9 morts et 3 blessés |
08.07.1948 | Oberarth | Fabrique de feux d’artifice Hilfiker | Explosion pendant la fabrication d’articles pyrotechniques; 8 morts et 10 blessés |
30.07.1959 | Oberried am Brienzersee | Fabrique de feux d’artifice Hamberger | Explosion pendant la fabrication d’articles pyrotechniques; 13 morts et 7 blessés |
21.01.1969 | Lucens | Société nationale pour l’encouragement de la technique atomique industrielle | Fusion partielle du cœur du réacteur de la centrale nucléaire expérimentale de Lucens |
08.04.1969 | Dottikon | Schweizerische Sprengstofffabrik AG | Explosion de TNT; 18 morts et 104 blessés |
01.11.1976 | Seveso (Lombardie) | Icmesa, filiale de Givaudan, appartenant elle-même à Roche | Explosion ayant libéré de grandes quantités de dioxine et provoqué la mort de nombreux animaux d’élevage |
01.11.1986 | Schweizerhalle | Sandoz | Incendie d’un hangar; les eaux d’extinction contaminées par des produits chimiques provoquèrent la mort d’un grand nombre de poissons du Rhin (moyen et supérieur) |
02.11.1992 | Col du Susten | Armée suisse | Explosion de plusieurs centaines de tonnes de munitions dans l’entrepôt de Steingletscher; 6 morts |
Sources et bibliographie
- Beck, Ulrich: La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, 2001 (allemand 1986, 201623).
- Perrow, Charles: Normale Katastrophen. Die unvermeidbaren Risiken der Grosstechnik, 19922.
- Cooter, Roger; Luckin, Bill (éd.): Accidents in History. Injuries, Fatalities and Social Relations, 1997.
- Lackner, Helmut: "Technische Katastrophen und ihre Bedeutung für die technische Entwicklung. Ein Überblick", in: Stiftung der Georg Fischer AG (éd.): Ferrum. Nachrichten aus der Eisenbibliothek, 69, 1997, pp. 4-15. Online: consulté le 11.9.2018.
- Lengwiler, Martin: Risikopolitik im Sozialstaat. Die schweizerische Unfallversicherung 1870-1970, 2006.
- Petroski, Henry: Success through Failure. The Paradox of Design, 2006.
- Kassung, Christian (éd.): Die Unordnung der Dinge. Eine Wissens- und Mediengeschichte des Unfalls, 2009.
- Walter, François: Catastrophes. Une histoire culturelle, XVIe – XXIe siècle, 2008.
- Bijker, Wiebe E.; Mesman, Jessica; Hommels, Anique (éd.): Vulnerability in Technological Cultures. New Directions in Research and Governance, 2014.
Contexte | Accidents technologiques, avaries, catastrophes, catastrophes chimiques, catastrophes aériennes, catastrophes ferroviaires, incidents, sociétés du risque, vulnérabilité |