Les transferts internationaux de technologies et de connaissances, c’est-à-dire l’introduction et la diffusion dans un pays de savoirs techniques et scientifiques en provenance d’un autre pays, contribuèrent de manière substantielle au développement et à la croissance économique. Ils prirent des formes diverses au cours du temps, en raison de la dynamique internationale du développement industriel, du changement technique et du contexte institutionnel. Par ailleurs, le transfert de technologie fut un vecteur essentiel de la globalisation des savoirs et des économies.
Le modèle unidirectionnel
Entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, le transfert de technologie prit pour l’essentiel la forme d’un modèle unidirectionnel. La Grande-Bretagne fut la principale source de savoirs techniques, qui furent diffusés dans l’ensemble du monde. L’industrie textile, notamment la filature de coton, de même que les machines à vapeur représentaient les plus importants domaines d’application de ces transferts. Il s’agissait donc de technologies mécaniques, aisément copiables et adaptables par processus de rétro-ingénierie. Elles étaient introduites par des individus, généralement artisans, ingénieurs et négociants, et les mouvements migratoires représentaient un vecteur majeur, l’historien Jean-François Bergier affirmant que les entrepreneurs étaient «une classe largement nomade» (immigration, emigration).
Ce fut déjà le cas dès le XVIe siècle, où les deux refuges protestants (réfugiés protestants) s’accompagnèrent de l’introduction de savoirs techniques liés au textile (industrie cotonnière, indiennes, soierie) et à l’horlogerie. Durant la révolution industrielle, les entrepreneurs suisses bénéficièrent largement des techniques étrangères, principalement de machines textiles importées de Grande-Bretagne (industrialisation). Ainsi, les premières mules-jenny de Suisse furent installées en 1801 par deux mécaniciens anglais dans une filature de Saint-Gall. De même, au cours des années 1800, Hans Caspar Escher réalisa des voyages en Saxe, en France et en Grande-Bretagne durant lesquels il visita des fabriques textiles et y examina des machines à filer. Ces savoirs techniques, acquis par observation et espionnage industriel, contribuèrent au succès de la société Escher, Wyss & Cie, fondée à Zurich en 1805.
La multi-polarisation des flux
Le développement industriel de l’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis, durant la seconde partie du XIXe siècle, enleva à la Grande-Bretagne son statut de source principale de savoirs techniques pour le reste du monde. La multiplication des centres de connaissances et d’innovation entraîna une complexification des flux technologiques. L’économie suisse bénéficia ainsi de technologies et de savoirs en provenance d’autres pays. Les mouvements migratoires restèrent cependant le vecteur principal de transfert jusque dans l’entre-deux-guerres. Ce fut par exemple le cas de l’Américain Charles Page qui fonda avec quelques associés à Cham en 1866 l’Anglo-Swiss Condensed Milk Co., et du Britannique Charles Brown, qui créa en 1871 la Fabrique suisse de locomotives et de machines à Winterthour. Les voyages à l’étranger restèrent également une source importante de connaissances. Dans l’horlogerie, le voyage aux Etats-Unis de l’ingénieur Jacques David, directeur de la maison Longines à Saint-Imier, et Théodore Gribi, de la maison Borel & Courvoisier à Neuchâtel, lors de l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, fut l’occasion d’une visite des grandes manufactures américaines. A leur retour en Suisse, ils promurent l’introduction de méthodes de production en série.
Dans le même temps, la Suisse devint un centre important de transfert, généralement dans le contexte des activités internationales de négociants ou d’entreprises. Les négociants en textile Siber Hegner & Co. (depuis 2002 DKSH, après la fusion avec Diethelm Keller) installèrent par exemple des machines à filer la soie dans leur filiale japonaise de Yokohama au début du XXe siècle afin d’améliorer la qualité et les coûts de la production locale. Dans le domaine du génie civil, il faut citer le cas des ingénieurs suisses actifs dans la construction de chemins de fer de montagne, une technologie développée à l’occasion de la construction de lignes ferroviaires dans les Alpes. L’Internationale Gesellschaft für Bergbahnen, fondée en 1871, construisit des chemins de fer à crémaillère en Autriche-Hongrie, tandis que Carl Roman Abt bâtit une septantaine de lignes dans l’ensemble du monde entre les années 1880 et 1900.
L’institutionnalisation des transferts
Les transferts de technologies furent conditionnés par l’existence d’institutions qui influencèrent leur forme et leur réussite. La plus importante fut sans conteste la législation relative à la protection des brevets, qui régula la manière dont pouvaient être importées des technologies étrangères (inventions, industrie des machines). La convention de Paris, adoptée en 1883 par onze gouvernements, harmonisa la protection de la propriété intellectuelle à l’échelle internationale et facilita les transferts de technologie. La Suisse, signataire de l’accord, mit en œuvre sa première loi fédérale sur les brevets en 1888, mais celle-ci n’inclut cependant pas les innovations des industries chimique et textile textile, afin de permettre aux entrepreneurs suisses de ces secteurs de poursuivre la copie de procédés étrangers, allemands en particulier. La révision de 1907 mit un terme à ces pratiques. La statistique des brevets délivrés en Suisse jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale montre la forte présence de non-résidents, essentiellement d’Allemagne, d’Autriche, de France, de Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Ils représentaient par exemple 58% du total des brevets accordés en 1910 et 50% en 1920. Des domaines comme l’électrotechnique et les télécommunications étaient en particulier dominés par les brevets étrangers. Toutefois, il faut souligner que les grandes entreprises suisses utilisèrent également le système international des brevets pour étendre leurs activités à l’étranger, à l’exemple des firmes de l’industrie chimique bâloise ou de l’ingénierie mécanique zurichoise aux Etats-Unis.
Ensuite, les universités et les écoles techniques jouèrent un rôle majeur, tout d’abord parce qu’elles contribuèrent à former le capital humain nécessaire à l’usage de ces technologies dans les entreprises, mais également en tant que lieu du transfert, à travers l’engagement de professeurs étrangers (recherche scientifique). Ainsi, l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, ouverte en 1855, employait de nombreux professeurs allemands pour les transmissions de savoirs dans le domaine de la chimie et de l’électricité durant la seconde partie du XIXe siècle (écoles polytechniques fédérales). C’est par exemple le cas du physicien Heinrich Friedrich Weber, né près de Weimar et nommé à l’EPF de Zurich en 1875, où il participa à la mise sur pied de la filière d’électricité dès 1881 et cofonda l’Institut d’électrotechnique dans les années 1890, d’où sortirent de nombreux ingénieurs suisses et étrangers.
Il faut également souligner le rôle important joué par les associations professionnelles et d’utilité publique, comme la Société des Arts de Genève (1776) ou la Société suisse des ingénieurs et des architectes (1883, fondée en 1837 sous le nom de Société des ingénieurs et architectes suisses). Par leurs activités telles qu’expositions, conférences et publications de journaux périodiques, elles contribuèrent à diffuser des connaissances techniques venues de l’extérieur.
Par ailleurs, le transfert de savoirs ne porta pas uniquement sur des techniques liées à la production de biens, mais fut également en relation avec la gestion des entreprises (management). Au cours de l’entre-deux-guerres, les méthodes tayloristes (taylorisme) et fordistes furent introduites en Suisse par des ingénieurs, des économistes et des universitaires qui fréquentaient les congrès internationaux d’organisation scientifique du travail. Diverses organisations, comme la Schweizerische Vereinigung für rationelles Wirtschaften, à Zurich (1926), l’Institut international d’organisation scientifique du travail (International Management Institute), à Genève (1927) et la Commission romande de rationalisation (1928) contribuèrent à la diffusion en Suisse des méthodes américaines de management. Après la Deuxième Guerre mondiale, ce furent pour l’essentiel des entreprises de consulting qui jouèrent ce rôle de relais. McKinsey & Company installa un second siège européen à Genève en 1961 et travailla notamment pour Nestlé, Sandoz et l’Union de banques suisses.
Enfin, il existait des institutions dont le but était de limiter les transferts de technologie et de conserver en Suisse les avantages comparatifs d’une industrie. C’est essentiellement le cas de l’horlogerie, un secteur dans lequel l’exportation sous forme de pièces détachées et la délocalisation des activités d’assemblage des montres (pratique dite du chablonnage) donnèrent lieu à l’apparition d’entreprises concurrentes dans de nombreux pays durant le premier tiers du XXe siècle, principalement aux Etats-Unis, au Japon et en Allemagne. Afin de mettre un terme à cette pratique, les milieux horlogers mirent en place un cartel, reconnu par la Confédération entre 1934 et 1965. Ce statut horloger régulait notamment l’exportation de pièces détachées de montres et de machines-outils.
Le rôle des multinationales
La seconde révolution industrielle marqua une importante rupture dans la dynamique des transferts de technologies. Les nouvelles technologies de l’électrotechnique, de la chimie et de l’automobile étaient trop complexes pour être copiées par rétro-ingénierie (progrès technique). Elles étaient par ailleurs protégées par des brevets et contrôlées par des entreprises multinationales qui eurent une influence déterminante sur les conditions du transfert de technologie. Depuis 1900, les investissements directs et les filiales d’entreprises étrangères devinrent les principaux vecteurs de transfert (mouvements de capitaux).
En Suisse, certaines multinationales étrangères, comme le fabricant américain de voitures General Motors et le conglomérat tchèque de manufacture de chaussures Bata (industrie de la chaussure), ouvrirent des centres de production au début des années 1930. Ils introduisirent de nouvelles méthodes de gestion et de contrôle de la production en masse. Après la Deuxième Guerre mondiale, le nombre de filiales de firmes étrangères sur le territoire suisse était en forte croissance et plusieurs de ces sociétés introduisirent de nouvelles technologies. En 1956, IBM ouvrit à Adliswil son premier centre de recherche en-dehors des Etats-Unis (déplacé à Rüschlikon en 1962), débauchant plusieurs scientifiques de l’EPF de Zurich, notamment Ambros Speiser.
Dans le même temps, les entreprises multinationales suisses multiplièrent leurs investissements à l’étranger et y transplantèrent des unités de production et de recherche. En 1938, Nestlé possédait un total de 105 centres de production en-dehors de Suisse. Les fabricants de machines tels que Brown, Boveri & Cie ou Sulzer se réorganisèrent également à l’échelle mondiale. Après la Deuxième Guerre mondiale, ils adoptèrent également une stratégie d’accords de licence avec les entreprises de certains pays qui limitaient les activités des firmes étrangères, comme le Japon. Il faut aussi mentionner le cas de l’industrie horlogère qui transféra une partie de sa production de pièces de montres en Asie au cours des années 1960 et contribua à la naissance d’une industrie concurrente à Hong Kong.
Le transfert de technologies suisses vers des entreprises étrangères se réalisa également à travers des activités d’espionnage industriel durant la seconde partie du XXe siècle. Ce fut notamment le cas dans l’horlogerie, avec l’achat par la société japonaise Seiko de plans de machines-transfert à un ingénieur suisse au cours des années 1960. Toutefois, la nature-même de ce type d’activités rend difficile une évaluation de l’impact de ce phénomène.
Enfin, un nouveau modèle d’organisation transnationale de la recherche et de la production apparut dès les années 1980, avec l’essor des acquisitions d’entreprises étrangères, si bien que les technologies et les savoirs ne furent plus transférés de manière unidirectionnelle, des sièges des entreprises vers les filiales, mais circulèrent en réseau (par exemple Logitech). La proportion des brevets déposés par les multinationales suisses portant sur une innovation réalisée dans une filiale étrangère est passée de 30% en 1980 à plus de 60% en 2006. L’industrie pharmaceutique illustre parfaitement ce cas de figure. A la fin des années 1960, Ciba était présente dans quatre pays et dépensait près de la moitié de ses frais de recherche à l’étranger, contre moins de 10% dans les années 1930. En 2017, Novartis avait trois centres de recherche en Suisse, ainsi que six aux Etats-Unis, trois en Chine, un en Inde, un au Japon et un à Singapour.
Sources et bibliographie
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- Dudzik, Peter: Innovation und Investition. Technische Entwicklung und Unternehmerentscheide in der schweizerischen Baumwollspinnerei, 1800 bis 1916, 1987.
- Schröter, Harm G.: «Swiss multinational enterprise in historical perspective», in: Jones, Geoffrey; Schröter, Harm G. (éd.): The Rise of Multinationals in Continental Europe, 1993, pp. 49-64.
- Paquier, Serge: Histoire de l'électricité en Suisse. La dynamique d'un petit pays européen 1875-1939, 1998.
- Tissot, Laurent; Veyrassat, Béatrice (éd.): Technological Trajectories, Markets, Institutions. Industrialized Countries, 19th-20th Centuries. From Context Dependency to Path Dependency = Trajectoires technologiques, marchés, institutions. Les pays industrialisés, XIXe-XXe siècles. De la dépendance du contexte à la dépendance de sentier, 2001.
- Donzé, Pierre-Yves; Humair, Cédric; Mazbouri, Malik (éd.): «Transferts de technologie», in: Traverse, 3, 2010. Online: consulté le 4.10.2018.
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- Wenger, Sylvain: Industrialisation, innovation et institutions du savoir. Une perspective genevoise (1750-1850), thèse, Université de Genève 2016.
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