de fr it

Commerce de transit

Des ouvriers locaux remplissent des sacs de cacao dans un entrepôt de la Missions-Handlungs-Gesellschaft à Accra, en présence du commerçant Hugo Hafermalz. Photographie réalisée vers 1904 (Basel Mission Archives / mission 21, QU-30.003.0137).
Des ouvriers locaux remplissent des sacs de cacao dans un entrepôt de la Missions-Handlungs-Gesellschaft à Accra, en présence du commerçant Hugo Hafermalz. Photographie réalisée vers 1904 (Basel Mission Archives / mission 21, QU-30.003.0137).

Le commerce de transit est un commerce intermédiaire international, dans lequel le «transiteur» ne réside ni dans le pays d'où la marchandise est exportée, ni dans celui où elle est importée, mais dans un pays tiers. Les transactions d'import-export ont lieu entre pays qui n'appartiennent pas à l'espace économique de l'Etat, dans lequel le transiteur est domicilié. Pour les Etats abritant des sociétés de commerce de transit, il s'agit d'une forme particulière de commerce extérieur (économie d'exportation), à savoir l'exportation de services. Au sein de l'économie mondiale, le commerce de transit «combine avantageusement spécialisations nationales et division internationale du travail» (Emil Michael Bammatter). Profitant de différences sur le plan international et bénéficiant d'une vue globale de la production, le transiteur transfère des marchandises des lieux où elles sont produites vers leur destination, au gré de la demande.

Dans le commerce de transit direct (livraison directe), les marchandises ne passent pas par le pays dans lequel le transiteur est installé. Dans celui qualifié d'indirect, elles transitent par le pays, mais sans être dédouanées. Elles sont alors entreposées provisoirement dans un dépôt franc sous douane ou un port franc, où elles peuvent être reconditionnées (nettoyage, tri, réorganisation) et réétiquetées avant d'être revendues à l'étranger. 

Le commerce de transit se distingue du commerce intermédiaire et mondial par l'ancrage national des entreprises qui s'y adonnent. Les transactions générées par ce type de commerce relèvent toujours du pays dans laquelle le transiteur a son siège fiscal. Contrairement aux importations et aux exportations, ces transactions n'apparaissent pas dans les statistiques commerciales nationales jusqu'au milieu du XXsiècle. Elles n'attiraient donc que rarement l'attention des chercheurs en histoire économique. La neutralité du pays abritant le siège de l'entreprise revêt également une grande importance pour le transiteur, surtout en ce qui concerne les flux financiers (place financière). Sur le plan international, les sociétés de commerce de transit sont tributaires du bon fonctionnement des transactions financières. Afin de convertir leurs bénéfices en une monnaie sûre (politique monétaire) et pour éviter de payer des impôts élevés sur les bénéfices et le capital, elles ont besoin du soutien des banques, des experts financiers et des juristes d'affaires. Dans la concurrence qui les oppose aux entreprises d'autres pays, actives dans le même secteur, leur avantage repose sur les conditions-cadres (politiques financière, fiscale et commerciale extérieure) de l'Etat dans lequel elles sont installées. En effet, les sociétés de commerce de transit ne peuvent pas, contrairement à l'industrie, s'appuyer sur des brevets (propriété intellectuelle), des droits de marque ou des avantages liés au lieu de production.  

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, la Suisse est l'une des plaques tournantes du commerce de transit dans le monde. Généralement dévolu aux matières premières, le commerce de transit direct y est clairement prédominant, ce qui signifie que les flux financiers passent par le territoire helvétique, mais pas les marchandises. L'arrivée d'entreprises étrangères provoqua une importante croissance de ce type de commerce en Suisse à partir des années 1960, puis à nouveau après l'an 2000. Au début des années 2020, on estimait qu'entre un cinquième et un quart du volume mondial des échanges de matières premières fut réalisé en Suisse. Une étude pilote, réalisée en 2017 sur mandat de l'Office fédéral de l'environnement, fait état d'une part de 42% pour 15 matières premières.

Commerce extérieur européen durant l'époque moderne

Durant l'époque moderne, la Suisse était déjà fortement impliquée dans le commerce transfrontalier. Les cantons confédérés importaient des céréales (politique des grains) et du sel et exportaient du fromage ainsi que du bétail (commerce de bétail). L'importation de matières premières et l'exportation de tissus (soie, soierie; coton, industrie cotonnière) ainsi que d'horloges (horlogerie), produits dans le contexte protoindustriel (protoindustrialisation), furent les principales causes de la participation de la Confédération au commerce international. L'exportation de services se développa également tôt: des entrepreneurs militaires fournirent des contingents de soldats à des chefs de guerre étrangers (service étranger), tandis que de riches entrepreneurs, des banquiers privés et des gouvernements cantonaux (notamment à Berne, Fribourg, Soleure, Zurich et Schaffhouse) perçurent les intérêts des capitaux investis à l'étranger (mouvements de capitaux). 

Le commerce offrit également de nombreuses opportunités d'investissements profitables. Depuis la Paix perpétuelle, conclue avec la France en 1516, les marchands confédérés n'étaient pas soumis aux nouvelles taxes de douane, clause qu'ils interprèterent jusqu'à la fin de l'Ancien Régime comme une éxonération complète des péages douaniers et de l'impôt. De même que les mercenaires suisses, les marchands étaient également exemptés du droit d'aubaine, qui permettait au roi de France de confisquer les biens des étrangers décédés sur son territoire. Forts de ces privilèges, les marchands suisses de l'époque moderne utilisèrent la France comme tremplin pour commercer avec l'Espagne et son empire colonial (colonialisme). 

Le commerce transatlantique ou triangulaire (commerce maritime), répandu dès la fin du XVIIe siècle, préfigura à de nombreux égards le commerce de transit. A l'instar des négociants européens, de nombreux marchands et financiers suisses participèrent à ce type de commerce en fondant aux XVIIet XVIIIe siècles des filiales dans des villes portuaires françaises, en investissant avec d'autres dans l'équipement de navires négriers ou en armant leurs propres bateaux (esclavage). Christoph Burckhardt, fils du marchand bâlois homonyme (Christoph Burckhardt), fonda notamment la société Bourcard Fils & Cie dans le port de Nantes, qui faisait le commerce de coton, de café et d'autres produits issus des colonies. 

Sociétés suisses de commerce mondial

L'industrialisation et la globalisation des marchés s'intensifièrent dès le milieu du XIXsiècle. Les nouveaux moyens de transport (chemins de fer, bateaux à vapeur), les nouvelles technologies (télégraphe), l'apparition des banques commerciales et l'acceptation croissante de l'étalon-or engendrèrent pour la première fois à grande échelle des transferts de marchandises provenant de pays lointains vers les nations industrialisées. Les entreprises de commerce réduisirent en outre leurs risques en compensant les transactions conclues sur le marché au comptant (marché effectif) à l'aide d'opérations effectuées sur le marché à terme. Dans ce type de transaction (contrats à terme ou futures), la livraison est repoussée à une date ultérieure alors que l'acheteur paye le prix fixé le jour de la conclusion (indépendamment de l'évolution du marché dans le futur). Des agriculteurs indiens ou ghanéens, qui produisaient auparavant pour les marchés locaux, furent désormais intégrés dans l'économie mondiale, qui s'intensifia dès lors en même temps que les prestations commerciales. Les petites et moyennes entreprises du secteur industriel ne disposaient généralement pas d'un service propre pour l'approvisionnement en matières premières et la vente de leurs produits. A cette époque, de nombreuses entreprises suisses étendirent leur champ d'activités de l'Europe à l'outre-mer ou furent nouvellement fondées pour participer au commerce mondial. Parmi ces dernières figuraient notamment les maisons de commerce Simonius, Vischer & Co. (active à Bâle dans le négoce de la laine et mentionnée pour la première fois en 1719 sous le nom de Fürstenberger), Basler Handelsgesellschaft (fondée en 1859 sous le nom de Missions-Handlungs-Gesellschaft), Gebrüder Volkart (fondée en 1851 à Winterthour), Paul Reinhart & Cie (fondée en 1788 à Winterthour sous le nom de Geilinger & Blum, toujours active aujourd'hui; Paul Reinhart), la maison de négoce en céréales lausannoise André (fondée en 1877 à Nyon) et Sulzer Frizzoni (active dans le commerce de la soie et fondée en 1889; renommée Charles Rudolph & Co. en 1928, puis Desco von Schulthess en 1950). Les entreprises Diethelm & Co. (fondée en 1887), Ed. A. Keller (également fondée en 1887) et Siber Hegner (fondée en 1865 sous le nom de Siber & Brennwald), toutes deux spécialisées dans les marchés asiatiques et aujourd'hui regroupées dans la holding DKSH, participèrent également à ce type d'échanges. 

Les photographies, conservées dans des albums de souvenirs de Desco, montrent le chargement à Yokohama, puis le déchargement à Gênes de soie grège pour le compte de l'entreprise. Le cliché de gauche a été réalisé entre 1920 et 1940, celui de droite le 10 mars 1954 (Zentralbibliothek Zürich, Hs AR l: 50, Nr. 22 et HS AR I: 57, Nr. 47 ).
Les photographies, conservées dans des albums de souvenirs de Desco, montrent le chargement à Yokohama, puis le déchargement à Gênes de soie grège pour le compte de l'entreprise. Le cliché de gauche a été réalisé entre 1920 et 1940, celui de droite le 10 mars 1954 (Zentralbibliothek Zürich, Hs AR l: 50, Nr. 22 et HS AR I: 57, Nr. 47 ).

Les entreprises actives dans le commerce mondial ne misaient plus sur l'économie de l'esclavage, mais sur les cultures commerciales (cash crops), c'est à dire sur des produits agricoles destinés au marché mondial. Elles se focalisèrent le plus souvent sur certaines régions du monde et sur certains produits tels que le coton, les céréales, le cacao et la soie. Même si elles opéraient parfois pour le compte de l'industrie helvétique, elles ne dépendaient généralement pas de cette dernière et ne constituaient pas son prolongement à l'étranger. Contrairement aux dynasties commerciales du XVIIIe siècle, elles ne s'approvisionnaient pas exclusivement auprès d'intermédiaires dans les grandes villes portuaires, mais développèrent leur propre réseau de filiales, comprenant des bureaux à l'intérieur des terres pour acheter les produits et des agences de vente dans les pays de distribution. Elle ne contrôlèrent toutefois jamais la totalité de la chaîne d'approvisionnement. Gebrüder Volkart, par exemple, ne commerça presque jamais avec les petits agriculteurs qui plantaient le coton en Inde, mais avec des intermédiaires locaux, qui étaient souvent les créanciers de ces derniers. 

Le commerce de gros avec les matières premières nécessite beaucoup de capital. Jusqu'à la fin du XXe siècle, les marchandises devaient être entièrement financées à l'avance par des fonds propres et des crédits. La lettre de crédit, instrument contractuel visant à répartir les risques entre vendeur et acheteur, permit dès les années 1970 de faire des achats sans fonds propres importants. La plupart des transiteurs ne firent toutefois pas fructifier leur capital à la bourse, mais le maintinrent dans le cercle restreint de la famille, comme raison individuelle, société en nom collectif ou en commandite (entreprises), ce qui leur offrait l'avantage important de garder la main sur les informations concernant leurs affaires. 

Chargement de sacs de cacao sur des barques, puis sur un cargo à Accra, années 1920. L'image de gauche faite partie d'une série de clichés réalisés par l'Union Trading Company International pour documenter le commerce du cacao dans la Côte-de-l'Or. L'image de droite a été prise par le missionnaire Eduard Wunderli de la Mission de Bâle (Basel Mission Archives / mission 21, QU-30.003.0070 et E-30.82.007).
Chargement de sacs de cacao sur des barques, puis sur un cargo à Accra, années 1920. L'image de gauche faite partie d'une série de clichés réalisés par l'Union Trading Company International pour documenter le commerce du cacao dans la Côte-de-l'Or. L'image de droite a été prise par le missionnaire Eduard Wunderli de la Mission de Bâle (Basel Mission Archives / mission 21, QU-30.003.0070 et E-30.82.007). […]

Guerres et contrôles sur les mouvements de capitaux

De 1880 à la Première Guerre mondiale, le commerce global s'intensifia et, avec lui, le commerce de transit en Suisse. Durant la guerre aussi, la plupart des entreprises firent de solides bénéfices, une hausse des prix ayant fait écho à la raréfaction de l'offre due au conflit. Grâce à leur flexibilité, les entreprises actives dans le commerce de transit purent compenser les pertes subies dans une partie du monde par des bénéfices réalisés dans une autre; ce n'est qu'à ce moment que de nombreuses sociétés devinrent de véritables acteurs globaux. Cette flexibilité leur profita également durant l'entre-deux-guerre. Alors que l'interdépendance des économies nationales et le commerce diminuèrent en Europe par rapport à l'avant-guerre, la circulation des marchandises entre l'Asie et les Etats-Unis augmenta fortement. Même la Missions-Handlungs-Gesellschaft, expropriée en Afrique et en Inde par la Grande-Bretagne entre 1916 et 1919 pour avoir commercé avec l'ennemi, put relancer ses activités dans les années 1920. Elle créa à cette fin une nouvelle société pour le commerce avec la Côte-de-l'Or (Ghana), qui se sépara plus tard de la Mission de Bâle et devint la holding Basler Handelsgesellschaft (Mission de Bâle). 

Les entreprises suisses actives dans le commerce de transit se heurtèrent pour la première fois à des problèmes majeurs dans les années 1930, après l'introduction des contrôles sur les mouvements de capitaux. A l'automne 1931, la Suisse conclut des accords de compensation (clearing) avec l'Autriche, puis peu après avec la Hongrie. Les créances des exportateurs et les dettes des importateurs étaient désormais additionnées de sorte que le transfert de devises devenait obsolète. Dès 1934, on recourut au service réglementé des paiements pour les échanges avec l'Allemagne nazie, principal partenaire des transiteurs suisses. Il en alla de même pour d'autres pays par la suite. Les créances n'ayant longtemps pas été honorées selon la clé de compensation imposée par le clearing, les transiteurs suisses avaient accumulé d'importantes créances à l'étranger sans perspective de remboursement. Pour cette raison, ils fondèrent en octobre 1934 le Syndicat des maisons suisses du commerce mondial et du commerce de transit, auquel étaient affiliées 71 entreprises en 1935, soit 90% des sociétés de commerce de transit basées en Suisse. Les commerçants de transit se manifestèrent pour la première fois en public, firent du lobbying auprès de la Confédération et publièrent des chiffres pour attirer l'attention sur eux. Selon l'Enquête confidentielle, réalisée pour les transiteurs par l'historien de l'économie Fritz Mangold et dont les résultats furent publiés en 1935, le commerce de transit suisse générait entre 1923 et 1928 un chiffre d'affaires annuel brut de 1,3 à 1,4 milliard de francs et un bénéfice annuel net de quelque 40 millions. Parmi les exportateurs de services, seules les banques opérant à l'étranger généraient des chiffres comparables. La politique se devait donc d'encourager un secteur économique aussi important. 

L'évolution du marché des matières premières est souvent anticyclique par rapport à la conjoncture, notamment durant la Deuxième Guerre mondiale. Malgré une diminution de leur chiffre d'affaires, due à la hausse des prix provoquée par la raréfaction des marchandises, de nombreuses entreprises augmentèrent leurs bénéfices de manière significative. Les transiteurs firent tout leur possible pour ne pas figurer sur les listes noires des Alliés; beaucoup de firmes créèrent à cette fin des filiales à l'étranger, notamment à New York ou Londres. Dotées de pouvoirs étendus, ces dernières devinrent officiellement indépendantes. Siber Hegner par exemple américanisa sa succursale à New York par le biais d'une convention de vote fiduciaire (voting trust), dans laquelle elle transféra provisoirement actions et droit de vote à un fiduciaire résidant aux Etats-Unis. Le siège principal, situé en Suisse, se retira des activités opérationnelles et devint une holding détenant des actions dans des entreprises affiliées. Ce type de dispositions permit aux transiteurs de poursuivre la concentration du capital en Suisse et d'optimiser la fiscalité (privilège holding) tout en assouplissant leurs activités commerciales. 

Libéralisation et promotion de la place économique

Après la Deuxième Guerre mondiale, les entreprises suisses actives dans le commerce de transit, qui réalisaient leurs bénéfices à l'étranger, tirèrent parti des nouvelles organisations internationales sans toutefois respecter leurs embargos. Sceptique face au multilatéralisme, la Suisse n'adhéra pas à l'Organisation des Nations Unies (ONU) ni aux Accords de Bretton Woods (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, Bird; Fonds monétaire international, FMI) et ne signa qu'en 1958 l'Accord général sur les trafics douaniers et le commerce (Gatt; Organisation mondiale du commerce, OMC). Les recettes émanant de ce type de négoce augmentèrent considérablement durant l'après-guerre et compensèrent, dans le bilan global, le déficit du commerce extérieur avec d'autres exportations de services (dont le tourisme). 

La disponibilité et la convertibilité des devises revêtaient une grande importance pour les sociétés de commerce de transit, qui s'efforçaient de limiter les risques liés aux fluctuations des cours dans les transactions à moyen et long terme. Dès 1946, les transiteurs pouvaient vendre à la Banque nationale suisse (BNS) les dollars qu'ils avaient acquis auprès de banques suisses pour se procurer des marchandises. Il leur suffisait de présenter, après liquidation de ces dernières, un certificat émis par la banque qui avait vendu les dollars. Ils pouvaient alors récupérer la somme due au taux en vigueur le jour de l'achat des dollars. La Bank of England pour sa part autorisa dès 1940 les banques américaines et suisses à tenir des comptes nominatifs (registered accounts). Les dépôts en livres sterling sur de tels comptes pouvaient non seulement être utilisés pour des importations en provenance de la zone sterling, mais aussi être convertis en dollars ou en francs suisses.

Afin d'éviter les contrôles de capitaux et pour commercer avec des pays à devise faible, les entreprises recoururent de plus en plus souvent à des «opérations triangulaires»: au lieu d'être payées en devises, les exportations étaient compensées par l'importation de marchandises, transaction qui s'étendait parfois sur plusieurs pays, jusqu'à ce que la boucle soit bouclée par un paiement ou une livraison. Durant l'après-guerre, les compensations effectuées au sein d'une société (clearing) prirent également de l'importance: dans les holdings, les différentes sections d'une même entreprise compensaient réciproquement leurs obligations, garantissant ainsi une gestion optimale des liquidités au sein du groupe. Ce système encouragea le transfert de bénéfices à des fins d'optimisation fiscale (transfer pricing). 

Siège principal de la société Glencore dans la périphérie de la commune zougoise de Baar. Photographie réalisée le 7 février 2012 lors de l'annonce de la fusion entre Glencore et Xstrata (KEYSTONE / Sigi Tischler, image 133326085).
Siège principal de la société Glencore dans la périphérie de la commune zougoise de Baar. Photographie réalisée le 7 février 2012 lors de l'annonce de la fusion entre Glencore et Xstrata (KEYSTONE / Sigi Tischler, image 133326085).

Dès les années 1950, les transactions financières furent facilitées en Europe de l'ouest par l'Union européenne de paiement, fondée par les pays européens dans le cadre du plan Marshall et à laquelle avait adhéré la Suisse. Son objectif était la convertibilité générale des devises grâce à un clearing multilatéral; les restrictions à l'importation furent ainsi largement levées. Pour les transiteurs suisses, l'Union européenne de paiement revêtit une grande importance pour le rapatriement des bénéfices. Lorsque l'Organisation européenne de coopération économique (OECE; Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE) s'efforça de libéraliser les services (dans les opérations «invisibles»), des diplomates suisses de haut rang œuvrèrent pour qu'une rubrique «Bénéfices découlant des opérations de transit» soit créée dans le code de l'organisation. Dès juillet 1951, les revenus provenant de l'exportation de services au sein de l'Union européenne de paiement ne furent plus soumis à aucune restriction. Les entreprises commerciales suisses profitèrent immédiatement de ces facilités: la même année, 28 millions de francs furent transférés en Suisse à partir de la seule zone sterling. 

Dans les années 1950 également, des juristes d'affaires et des associations suisses débutèrent un intense travail de lobbying; l'élite bourgeoise avait réalisé que l'installation d'entreprises étrangères en Suisse générait des recettes fiscales au niveau fédéral ainsi que cantonal et qu'elle créait de nouvelles opportunités dans les domaines du notariat, des banques privées, du contrôle de gestion, du consulting et du conseil fiscal. De nombreuses holdings américaines actifs dans le secteur des matières premières s'installèrent désormais en Suisse, où ils profitèrent d'avantages fiscaux négociés individuellement. Bénéficiant d'une fiscalité favorable, Philipp Brothers, alors la plus grande entreprise de négoce de minerais et de métaux au monde, s'installa en 1956 à Zoug, initialement agricole, qui devint progressivement le canton à la plus forte capacité financière de Suisse. La même année, Cargill, puissant négociant en céréales américain, ouvrit une filiale à Genève sous le nom de Tradax. Entre 1959 et 1961, quelque 400 multinationales américaines s'installèrent en Suisse, dont près de la moitié dans la région lémanique, pour s'y adonner au commerce de transit. Le groupe Vitol (fondé en 1966) ainsi que les entreprises Marc Rich + Co. SA (fondée en 1974 par Marc Rich, ancien trader de Philipp Brothers, et renommée Glencore par la suite) et Gunvor (fondée en 1997 par l'entrepreneur suédois Torbjörn Törnqvist et l'oligarque russe Gennady Timchenko) s'installèrent en Suisse plus tard.

L'importance croissante du commerce de transit se reflète dans l'évolution de sa part du PIB. En 2006, elle dépassa pour la première fois celle du tourisme et en 2009, celle des services financiers internationaux des banques. Depuis, les recettes globales du commerce de transit ont plus que doublé. [Source: portail de données de la Banque nationale suisse, commerce extérieur, balance des paiements de la Suisse, balance des transactions courantes. Les chiffres relatifs au commerce de transit reposent sur des estimations et sur les déclarations des entreprises. Graphisme: DHS]

Bien que la BNS établisse depuis 1947 une balance des paiements et évalue ainsi le montant des recettes provenant de l'exportation de services, le commerce de transit reste un secteur économique difficile à appréhender. En 1953, l'Association des firmes de transit et du commerce mondial commanda une nouvelle étude à Emil Gsell, professeur à l'école des hautes études commerciales de Saint-Gall. La volonté de transparence avait toutefois reculé: seules 48 entreprises répondirent au questionnaire. Gsell ne consigna finalement pas les bénéfices et ne mentionna que le chiffre d'affaires, qui s'élevait à quelque 2 milliards de francs pour les entreprises ayant participé à l'enquête. Gsell estimait le chiffre d'affaires global du commerce de transit à quelque 5 milliards de francs, soit à peu près le même montant que celui de l'ensemble de l'industrie d'exportation. Dès 2002, le secteur du négoce des matières premières connut une croissance exponentielle, principalement à cause de l'effondrement du bloc de l'Est. En 2017, le secteur généra 25 milliards de francs de recettes, selon les données de la Confédération alors que celles de la BNS s'élevaient à 40 milliards de francs. Le Rapport de base sur les matières premières, publié en 2013 par plusieurs Départements fédéraux (Affaires étrangères; Finances; Economie, formation et recherche), souligna la grande importance du commerce des matières premières pour l'économie nationale. Il y mentionna toutefois aussi les problèmes liés à ce type de négoce, en rapport avec les droits de l'homme et la situation environnementale, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la «malédiction des matières premières» dans les pays en voie de développement. La Suisse fut très tôt un acteur de la globalisation. La longue histoire des transiteurs en Suisse présente des continuités, mais aussi des ruptures: les acteurs mondiaux d'aujourd'hui, installés dans un petit Etat neutre pour s'adonner au négoce international, diffèrent beaucoup des sociétés de commerce de transit du XIXe siècle. Peu réglementé comme par le passé, le secteur n'est pas soumis, comme c'est le cas pour les banques, à une autorité de surveillance. 

 

Drapeaux de la campagne pour l'initiative populaire «Entreprises responsables». Montage de plusieures photographies réalisées le 13 octobre 2020 à Lausanne (KEYSTONE / Jean-Christophe Bott, image 429915063).
Drapeaux de la campagne pour l'initiative populaire «Entreprises responsables». Montage de plusieures photographies réalisées le 13 octobre 2020 à Lausanne (KEYSTONE / Jean-Christophe Bott, image 429915063). […]

Sources et bibliographie

  • Mangold, Fritz: Der schweizerische Transithandel. Ergebnis einer Enquête, 1935.
  • Iselin, Isaak; Lüthy, Herbert; Schiess, Walter Sebastian: Der schweizerische Grosshandel in Geschichte und Gegenwart, 1943.
  • Bammatter, Emil Michael: Der schweizerische Transithandel. Eine Darstellung seiner Struktur und ein Überblick seiner Entwicklung in den Jahren 1934-1954, 1958.
  • Lichtenberg, Robert M.: The Role of Middleman Transactions in World Trade, 1959.
  • Guex, Sébastien: «The development of swiss trading companies in the twentieth century», in: Jones, Geoffrey (éd.): The Multinational Traders, 1998, pp. 150-172.
  • Franc, Andrea: Wie die Schweiz zur Schokolade kam. Der Kakaohandel der Basler Handelsgesellschaft mit der Kolonie Goldküste (1893-1960), 2008.
  • Déclaration de Berne (éd.): Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières, 2011 (allemand 2011).
  • Zangger, Andreas: Koloniale Schweiz. Ein Stück Globalgeschichte zwischen Europa und Südostasien (1860-1930), 2011.
  • Dejung, Christof: Die Fäden des globalen Marktes. Eine Sozial- und Kulturgeschichte des Welthandels am Beispiel der Handelsfirma Gebrüder Volkart 1851-1999, 2013.
  • Département fédéral des affaires étrangères; Département fédéral des finances; Département fédéral de l'économie, de la formation et de la recherche (éd.): Rapport de base: matières premières. Rapport de la plateforme interdépartementale matières premières à l’attention du Conseil fédéral, 2013.
  • Leimgruber, Matthieu: «"Kansas City on Lake Geneva". Business hubs, tax evasion, and international connections around 1960», in: Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 60/2, 2015, pp. 123-140.
  • Haller, Lea: Transithandel. Geld und Warenströme im globalen Kapitalismus, 2019.
Liens

Suggestion de citation

Lea Haller: "Commerce de transit", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 05.07.2023, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/060451/2023-07-05/, consulté le 11.09.2024.