Auteure/Auteur:
Sara Galle
Traduction:
Laurence Margairaz
Le retrait d’enfants implique toujours une intervention au sein de la famille; il doit être effectué par les autorités compétentes et être motivé. Si les enfants sont retirés à leurs parents, cela entraîne obligatoirement un placement extrafamilial, soit dans une famille d'accueil, soit dans une institution, le plus souvent un foyer pour enfants ou adolescents (enfants placés). Le retrait se fait contre la volonté des parents et présuppose une mise en danger du bien-être de l'enfant. En revanche, le placement peut être décidé par les parents eux-mêmes ou avec leur accord, par exemple en raison d'une maladie ou de pressions économiques.
Illustration tirée du chapitre Die Bettlergemeinde (La discussion relative aux pauvres) dans l’édition de 1937 du roman Der Bauernspiegel (Le miroir des paysans) de Jeremias Gotthelf, paru en 1837. Gravure sur bois d’Emil Zbinden (Bibliothèque nationale suisse, Berne, N 40761).
[…]
La manière dont les enfants grandissent (enfance), étroitement liée aux conceptions sociales et politiques de la famille, de la société et de l'Etat, a fortement évolué avec l'industrialisation. Dans les sociétés modernes, la famille est considérée à la fois comme le lieu idéal pour grandir et comme le fondement de l'Etat. Dès le début du XIXe siècle, les diverses réformes de l'assistance publique s’intéressèrent de plus en plus aux enfants dits négligés, en sus des orphelins et des enfants nés hors mariage (illégitimité). Des débats sur l'aide à l'enfance et à la jeunesse émergea la notion de droit à l'éducation, dont dériva le devoir des parents d'élever et d'instruire leur progéniture. L’introduction de l’instruction obligatoire en 1874 (instruction publique) accentua le contrôle sur les familles, auquel s’ajouta de façon croissante la question des capacités de l'enfant. Pour y répondre, l'assistance et l'école s'appuyèrent toujours davantage sur des expertises scientifiques, de plus en plus souvent réalisées par les services de pédopsychiatrie et de psychologie scolaire, notamment dans les centres urbains.
Outre les enfants «négligés», les enfants «difficiles» et «peu doués», retirés de l'école ordinaire et souvent placés dans des institutions (écoles de redressement, écoles spéciales), firent l'objet de l'attention des autorités au cours du XXe siècle. Selon les spécialistes, ces enfants avaient besoin d’une éducation particulière pour laquelle ils estimaient les parents incompétents. L'objectif visé par l'assistance, tel que formulé par Ulrich Wille, président du conseil de fondation de Pro Juventute pendant de nombreuses années, était «une jeunesse forte et utile au pays». Le retrait d'enfants devint l’instrument central de l'aide à l’enfance et à la jeunesse et fut souvent lié à d'autres mesures de coercition à des fins d'assistance, tel l’internement administratif des parents.
De nos jours, le retrait d'enfant est considéré comme une mesure de dernier recours, qui doit être réexaminée régulièrement. La notion de bien de l'enfant a par ailleurs beaucoup évolué. La recherche attribue le net recul du nombre d’enfants placés, en particulier depuis les années 1970, aux possibilités de prise en charge plus nombreuses et différenciées créées depuis lors et au fait que, depuis 2013, dans tous les cantons, les décisions de retrait incombent à des autorités interdisciplinaires ad hoc. Il n'existe toutefois pas encore de registre cantonal systématique des enfants placés.
Auteure/Auteur:
Sara Galle
Traduction:
Laurence Margairaz
La réglementation du droit de l'enfant dans le Code civil suisse (CC) de 1907 constitue un tournant dans l’aide à l'enfance et à la jeunesse. Les nouvelles dispositions, considérées comme un grand acquis pour la protection de l'enfant, permettaient désormais une intervention préventive dans la famille, en autorisant le retrait dès qu’il y avait mise en danger ou «négligence» de l’enfant, sans devoir retirer l'autorité parentale. Cette mesure fut appelée retrait du droit de garde.
Page de titre et double page tirées de la Feuille fédérale suisse du 21 décembre 1907 (vol. 6, cahier 54), dans laquelle fut publié le premier Code civil suisse contenant la base légale pour le retrait d’enfantset leur placement(Bibliothèque nationale suisse, Berne).
Les modalités de la procédure restaient du ressort des cantons. En outre, il était possible, jusque tard dans le XXe siècle, de retirer des enfants et des adolescents à leur famille sur la base de lois cantonales sur les pauvres et d’ordonnances de droit public. Enfin, le droit pénal des mineurs, régi par le Code pénal suisse (CP) entré en vigueur en 1942, prévoyait lui aussi des mesures éducatives, dont la plus radicale était le placement en institution.
En Suisse alémanique et au Tessin, la tutelle relevait le plus souvent de la compétence des communes, alors qu’en Suisse romande, elle incombait généralement au canton. Dans les régions rurales, les autorités de tutelle étaient organisées selon un système de milice. Dans certains cantons, elles épaulaient des commissions de protection de la jeunesse; dans d'autres, le placement d’enfants dans des familles d'accueil et des foyers était pris en charge par des organismes privés ou confessionnels comme Pro Juventute ou l'Œuvre séraphique de charité. Les villes et certains cantons virent la création de services de tutelle et d’offices des mineurs, ainsi que l’engagement d’assistantes sociales (travail social). Outre les conditions sociales, politiques et économiques ainsi que les valeurs morales individuelles des membres des autorités, ces développements et particularismes régionaux eurent un impact sur la pratique juridique. Les cantons décidaient en dernière instance du retrait d’enfants, tandis que le retrait de l'autorité parentale pouvait faire l'objet d'un recours devant le Tribunal fédéral.
En raison du caractère préventif de la loi et des concepts juridiques indéterminés, les autorités jouissaient de compétences étendues. En revanche, la protection juridique des parents et des enfants était insuffisante. Cela était essentiellement dû aux procédures qui ne prévoyaient pas de clarifications par les instances de recours et à l'idéal bourgeois de la famille ancré dans la loi (bourgeoisie). Celui-ci prévoyait pour le père le rôle de chef et de pourvoyeur de la famille et déléguait la gestion du ménage et l'éducation des enfants à la mère (rôles des sexes). Les mères non mariées, qui n'obtinrent l'autorité parentale qu'avec la révision du droit de la famille en 1978, étaient particulièrement désavantagées sur le plan juridique. La même année, la réglementation consécutive à l'ordonnance fédérale sur le placement d'enfants (OPE) soumit celui-ci à autorisation et à surveillance dans tous les cantons. Une étape importante dans le renforcement de la protection juridique des enfants fut, en 1997, la ratification par la Suisse de la Convention de l'Organisation des Nations Unies (ONU) relative aux droits de l'enfant, qui comprenait entre autres celui d’être associé à la procédure administrative. Depuis la révision totale du droit de la tutelle en 2013, la protection de l'enfant relève d’autorités compétentes interdisciplinaires dans tous les cantons.
Catégories visées, facteurs de risque et conséquences
Auteure/Auteur:
Sara Galle
Traduction:
Laurence Margairaz
Au début du XXe siècle, la réglementation de la protection de l'enfance dans le CC et le développement de l'aide sociale à l'enfance et à la jeunesse qui en découla entraînèrent une forte augmentation des retraits d'enfants. La recherche explique ce phénomène avant tout par le retard pris dans la construction de l'Etat social et par le manque d'assurances contre les risques sociaux (assurances sociales). Au XIXe siècle, si le retrait d'enfants était fréquent dans le cadre de l'assistance aux pauvres, il devint aussi de plus en plus un instrument de régulation et de normalisation sociale (discipline sociale). Les motifs économiques se mêlaient aux principes de discipline, d’hygiène sociale et d’eugénisme, ce qui ressort clairement de l'Œuvre des enfants de la grand-route, fondée en 1926 par Pro Juventute, qui retira jusqu'en 1973 près de 600 enfants à des familles jenisch avec le soutien des autorités, afin de les éduquer et de les sédentariser pour en faire, selon les termes de l'époque, des «éléments utiles» de la société.
Jeunes enfants travaillant la terre dans le foyer d’éducation pour pauvres de «Dorneren» au-dessus de Wattenwil. Photographies de Walter Studer, 1954 (KEYSTONE / Walter Studer, images 220941328 et 220941338).
[…]
Le nombre de mineurs retirés à leur famille jusque dans les années 1980 est estimé à plusieurs dizaines de milliers. Les mères célibataires, les pères à faible revenu et au chômage ainsi que les familles se trouvant dans des situations précaires (divorce, séparation, maladie ou du décès d'un des parents) étaient particulièrement touchés par le retrait d'enfants, lequel était souvent décidé parallèlement à l’internement administratif des parents. Le changement de milieu recommandé par les professionnels et ordonné par les autorités n'améliora guère les conditions de vie des enfants. Dans les familles d'accueil et les foyers, ils étaient souvent exposés sans défense à des actes de violence psychique, physique et sexuelle. De plus, ils ne pouvaient que rarement suivre des études supérieures ou une formation professionnelle, le but de la pratique tutélaire n’étant pas en premier lieu de former les jeunes, comme préconisé dans les débats sur l'assistance, mais bien plutôt de leur permettre de gagner leur vie sans être une charge pour l'Etat. Le non-respect des décisions des autorités compétentes entraînait souvent d'autres mesures de contrainte à des fins d'assistance.
Le principal problème de l'aide sociale à l'enfance et à la jeunesse était l'insuffisance de moyens financiers, induisant un manque de professionnalisme et une supervision lacunaire. L'amélioration de la protection des droits fondamentaux, notamment grâce à la ratification de la Convention européenne des droits de l'homme en 1974 et à l'interdiction de la discrimination inscrite dans la Constitution fédérale en 1999, contribuèrent largement à mettre un terme aux pratiques arbitraires.
Débat public, travail de mémoire et «réparation»
Auteure/Auteur:
Sara Galle
Traduction:
Laurence Margairaz
Au XXe siècle, le retrait d'enfants ne fit guère l'objet de scandales, à la différence des foyers et familles d'accueil, dont les conditions de traitement avaient été maintes fois dénoncées par les médias. L’attention du public fut attirée pour la première fois au début des années 1970 sur le retrait systématique d'enfants des familles jenisch. Les personnes concernées s'étaient adressées aux médias dès les années 1940, mais c'est dans le sillage de la recrudescence des critiques sur les établissements (institutions de confinement) que l'on commença à leur accorder non seulement une écoute, mais aussi du crédit. En 1973, Pro Juventute dut dissoudre l'Œuvre des enfants de la grand-route. Une «réparation» débuta toutefois seulement après que le président de la Confédération Alphons Egli eut présenté des excuses officielles aux personnes concernées en 1986.
Reportage consacré à l’«initiative sur la réparation» et au contre-projet du Conseil fédéral dans l’édition principale du téléjournal de la télévision suisse alémanique du 4 octobre 2016 (Schweizer Radio und Fernsehen, Zurich, Play SRF).
[…]
Les enfants placés d'office chez des particuliers ou en foyer et leurs parents durent se battre encore plus longtemps pour faire reconnaître les souffrances et les injustices infligées. En 2013, la présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga leur présenta des excuses et mit en place une table ronde sur les mesures de coercition à des fins d'assistance et les placements extrafamiliaux. L’initiative populaire fédérale «Réparation de l’injustice faite aux enfants placés de force et aux victimes de mesures de coercition prises à des fins d'assistance (initiative sur la réparation)» fit enfin bouger le processus politique et incita le Conseil fédéral, avec un contre-projet en 2015, à créer une base légale pour entamer le travail de mémoire. Depuis 2017, les personnes concernées peuvent déposer une demande pour une contribution dite de solidarité de 25'000 francs. Les personnes retirées de leur famille alors qu’elles étaient mineures doivent pouvoir démontrer une atteinte à leur intégrité physique, psychique ou sexuelle. La Confédération a encouragé l'analyse scientifique, notamment par le biais d'un programme national de recherche «Assistance et coercition» (PNR 76, 2018-2024), et les cantons sont tenus de créer des lieux de mémoire. Pour de nombreuses personnes concernées, en particulier la génération des parents, ce travail de mémoire est arrivé tardivement. La plupart sont très âgées ou déjà décédées. De plus, la contribution unique ne peut pas durablement améliorer leurs conditions de vie, souvent difficiles sur les plans social, économique et sanitaire à la suite des mesures de coercition à des fins d'assistance.
Gnädinger, Beat; Rothenbühler, Verena (éd.): Menschen korrigieren. Fürsorgerische Zwangsmassnahmen und Fremdplatzierungen im Kanton Zürich bis 1981, 2018.
Businger, Susanne; Ramsauer, Nadja: «Genügend goldene Freiheit gehabt». Heimplatzierungen von Kindern und Jugendlichen im Kanton Zürich, 1950-1990, 2019.
Sara Galle: "Retrait d'enfants", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 04.09.2024, traduit de l’allemand. Online: https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/060530/2024-09-04/, consulté le 09.12.2024.