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" Il est important de se souvenir des batailles des femmes dans l'histoire "

13.06.2019
Entretien sur l'égalité avec Chiara Simoneschi-Cortesi et Marina Carobbio Guscetti, premières citoyennes de Suisse

Les pourcentages sont éloquents: 32,5% de femmes au Conseil national, 15,2% au Conseil des Etats. Si le premier chiffre progresse lentement mais régulièrement depuis 1974, le second est au contraire en diminution depuis 2003 et pourrait encore régresser en 2019. Pour parler des progrès et des difficultés de l'émancipation féminine en Suisse, nous avons interrogé deux femmes, représentantes de la Suisse italienne, appartenant à des générations et à des milieux politiques différents. Elles nous font part de leurs réflexions sur l'égalité des genres dans les institutions politiques et ailleurs.

DHS : En trois adjectifs, comment qualifieriez-vous le processus d'émancipation des femmes en Suisse, et pourquoi ?

Chiara Simoneschi-Cortesi au Palais fédéral, automne 2008. Photographie prise pour la carte autographe officielle du Parlement, réalisée pour son élection à la présidence du Conseil national (Services du Parlement).
Chiara Simoneschi-Cortesi au Palais fédéral, automne 2008. Photographie prise pour la carte autographe officielle du Parlement, réalisée pour son élection à la présidence du Conseil national (Services du Parlement). […]

Chiara Simoneschi-Cortesi (CSC) : Tardif, lent et, dans le monde du travail, totalement insuffisant. Je pense en particulier à l'égalité salariale et à la très faible présence de femmes là où se prennent les décisions. Ceci est dû à une forme de conservatisme qui se manifeste surtout par la vision du rôle de la femme dans le monde du travail et dans la répartition des tâches, famille, travail, politique, entre les sexes. En outre, la possibilité de concilier travail et vie de famille est encore loin d'être effective pour les personnes ayant des enfants. Il manque toujours des mesures de soutien à la famille et, plus généralement, les obstacles que seules les femmes rencontrent dans ce domaine ne sont pas éliminés.

Marina Carobbio Guscetti (MCG) : Nécessaire, passionnant, solidaire. Nécessaire car il est incontestable que promouvoir les droits des femmes et l'égalité des sexes signifie bâtir une société plus juste, plus responsable et plus respectueuse de la diversité. Passionnant et solidaire car ce sont les femmes qui, par leur force, se sont battues et se battent pour leurs droits et contre les discriminations.

Si vous deviez désigner le moment public ou privé pendant lequel vous avez ressenti l'espoir d'une réalisation de l'égalité des genres et un autre moment de découragement et de déception, lesquels mentionneriez-vous ?

CSC : En 1981 : le peuple et les cantons disent oui à l'article constitutionnel sur l'égalité des genres, qui jette les bases de changements importants, tels la réforme du droit de la famille, la loi sur l'égalité des sexes et l'assurance maternité.
En 2018 : la difficulté incompréhensible des Chambres fédérales à lancer une réforme pour obliger les entreprises à veiller à ce qu'il n'y ait pas de discrimination de genre au niveau salarial, pour instituer des contrôles systématiques de la part de l'Etat dans ce domaine et pour imposer des amendes en cas d'infraction.
Enfin, ce qui me frappe toujours, c'est la violence faite aux femmes, qui ne diminue pas, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la famille : cela signifie qu'il reste encore beaucoup à faire.

Marina Carobbio Guscetti au Conseil national en 2007 lors d'une session parlementaire (Services du Parlement).
Marina Carobbio Guscetti au Conseil national en 2007 lors d'une session parlementaire (Services du Parlement). […]

MCG : Un moment positif pour l'égalité a certainement été la grève des femmes du 14 juin 1991. J'étais alors étudiante à Bâle et j'ai participé avec beaucoup d'émotion à cette immense mobilisation, une expérience qui a certainement contribué à ma formation politique.
Ce qui a par contre représenté une grande déception ce sont, comme Chiara l'a bien expliqué, les discussions parlementaires de 2018 sur l'égalité salariale. Depuis des décennies, on nous dit, à nous les femmes, que les entreprises atteindront cet objectif de manière volontaire, mais ce n'est malheureusement toujours pas le cas. La loi adoptée l'année passée est certes un pas en avant, mais totalement insuffisant. J'espère que la grève de cette année puisse faire bouger les choses également dans ce domaine.

Madame Simoneschi-Cortesi, vous avez été la première femme de la Suisse italienne à occuper la charge de présidente du Conseil national. A quelles difficultés avez-vous dû faire face pour atteindre cette position ?

CSC : Le problème principal pour moi – mais ceci vaut pour les femmes en général – a été celui de pouvoir figurer sur la liste pour le Conseil national. En politique, il y a des charges plus ou moins attractives, et pour les femmes il est très difficile de se présenter pour les postes les plus convoités par les hommes. Il y a ensuite la campagne électorale, qui est très fatigante et coûteuse. En ce qui concerne le financement, il faudrait introduire l'obligation de transparence. Après l'élection, il faut travailler beaucoup et efficacement dans les commissions, afin de se profiler, d'acquérir de l'influence et de l'autorité, ce qui n'est pas facile dans une assemblée composée par 200 personnes. Enfin, il faut obtenir le soutien de son groupe parlementaire qui, lors d'un vote secret, choisit entre les candidats et les candidates à la présidence. Moi, je l'ai emporté sur un collègue de Lucerne, très apprécié; cette étape franchie, mon élection par le Conseil national a été facile.

Madame Carobbio Guscetti, vous avez repris, exactement dix ans plus tard, le témoin " tessinois " de Chiara Simoneschi-Cortesi. Quelle a été votre expérience ?

MCG : Chiara a joué un rôle précurseur important à Berne, en jetant les bases d'une meilleure promotion de l'italien. Sans son engagement et le soutien des Services du Parlement, ma décision de mener tous les travaux parlementaires en italien n'aurait pas trouvé un terrain favorable. Même sur un plan plus personnel, elle m'a beaucoup appris : une coïncidence a voulu que nous soyions voisines de banc pendant mes premiers mois à Berne. Grâce à cette proximité " géographique ", Chiara a pu jouer le rôle de mentor auprès de moi et m'a aidée à faire mes premiers pas au Parlement fédéral. Plus généralement, je pense qu'il est important pour les jeunes femmes de pouvoir compter sur des figures de référence; j'espère que ma présidence pourra en encourager un nombre croissant à s'engager en politique et à croire en leurs rêves.

Marina Carobbio Guscetti, pour rendre hommage aux douze premières femmes élues au Parlement fédéral, vous avez encouragé la pose de plaques commémoratives sur les sièges qu'elles occupaient. Ces plaques peuvent également être lues comme un avertissement. Quel message voudriez-vous qu'elles transmettent aux femmes et aux hommes qui siégeront sur ces bancs ?

MCG : Ces plaques représentent la juste reconnaissance pour le grand travail accompli par ces pionnières et pour la ténacité dont elles ont fait preuve. Il n'était pas évident pour ces femmes, dont certaines étaient jeunes et mères, de réussir à se faire élire au Parlement en 1971; célébrer cette étape m'a paru être un signal positif. J'espère que ces plaques constitueront un encouragement pour l'avenir, car il reste nécessaire d'œuvrer pour l'égalité et contre les discriminations de genre. Il est crucial que plus de femmes soient présentes là où se prennent les décisions !

Plaquette commémorative en l'honneur de Lise Girardin, posée le 7 mars 2019 sur le pupitre qu'elle occupait dans la salle du Conseil des Etats (Services du Parlement; photographie Béatrice Devènes).
Plaquette commémorative en l'honneur de Lise Girardin, posée le 7 mars 2019 sur le pupitre qu'elle occupait dans la salle du Conseil des Etats (Services du Parlement; photographie Béatrice Devènes).

Selon vous, un outil tel que le Dictionnaire historique de la Suisse peut-il apporter une contribution concrète au processus de transformation des relations de genre ?

CSC : L'histoire est importante aussi et surtout pour ne pas oublier l'engagement et la passion que des milliers de femmes ont affichés avant nous dans la codification et la réalisation de l'égalité dans tous les domaines de la société. Il s'agit d'un droit fondamental de la personne et, en tant que tel, il doit être défendu et concrétisé chaque jour.

MCG : Je suis parfaitement d'accord avec Chiara lorsqu'elle affirme qu'il est important de se souvenir des batailles des femmes dans l'histoire. Malheureusement, leur rôle est trop souvent négligé; il est donc important que le Dictionnaire historique de la Suisse  – mais aussi les manuels scolaires – le mette mieux en évidence. Dans le même esprit, j'ai lancé le site web Femmes politiques et encouragé des moments de réflexion sur le thème de la participation des femmes à la vie politique et économique.